Je sais qui sont vos amis et quels sont vos centres d’intérêt. Je sais que vous avez été à Paris l’an dernier et que votre plat favori est le risotto, que vous aimez vous habiller chez H&M et vous déguiser en Spiderman. Je sais aussi que vous mentez parfois à votre employeur et que votre santé est fragile. Pourtant, je ne vous ai jamais rencontré(e). Qui suis-je ?
Dominique Cardon est auteur, notamment, du livre « A quoi rêvent les algorithmes ? », sociologue chez Orange Labs et professeur de sociologie à l’université de Marne-La-Vallée-Paris-Est. En personnifiant ces étranges bestioles que sont les algorithmes, il entend nous apprendre à les apprivoiser.
Un calcul au service de vos goûts
Un algorithme, c’est quoi ? Tout simplement un petit calcul. Il s’agit de la technique statistique et informatique qui permet de calculer les données enregistrées. Le type de résultats qu’il produit se fait en fonction de nos choix et comportements. Il crée des mondes aux formes particulières en exploitant les masses de données fournies par les internautes. Ce sont ces petits calculs qui vous font savoir qu’un de vos amis est, comme vous, un grand fan de Lady Gaga. Ainsi, vous pouvez échanger sur le sujet via les réseaux sociaux. Dominique Cardon illustre en parlant de l’algorithme électoral : « On transforme les voix (bulletins) en représentants. Entre bulletins et députés, il y a un algorithme, un système de calcul bien particulier. La forme de la vie politique varie donc en fonction de ces algorithmes électoraux. »
Une paire d’œillères
Cela dit, le prisme à travers lequel les statistiques vous montrent le monde est opaque à une véritable diversité. C’est la “bulle de filtres” contre laquelle Eli Pariser nous met en garde. Selon Dominique Cardon, « un des soucis des nouveaux calculs, c’est d’arriver justement à être le plus proche possible du comportement des individus en leur disant : on ne va rien vous imposer, on va calculer ce que vous faites pour vous redonner ce que vous faites. C’est par exemple ce que fait Facebook avec son algorithme. Ce n’est pas Facebook qui vous enferme dans une bulle, c’est vous quand vous avez choisi vos amis. »
La reproduction des inégalités sociales
Dominique Cardon distingue quatre manières de calculer l’information et donc de représenter numériquement le monde : la popularité, l’autorité, la réputation et la prédiction. Les algorithmes appartiennent à cette dernière famille. Cela signifie qu’à travers vos traces de navigation, il personnalise le calcul.
Cette démarche comporte quelques risques, selon Dominique Cardon. « À vouloir refléter la société, on reflète des inégalités qui sont très présentes dans la société. Des gens qui ont beaucoup de ressources sociales et culturelles ont beaucoup d’amis divers et variés. Du coup, le newsfeed (fil d’actualité de Facebook, ndlr) leur apporte de l’information qui les enrichit. Ceux qui ont moins de capital culturel n’ont pas accès à ces informations et le risque est qu’ils soient enfermés dans une bulle. Du seul fait des inégalités de distribution, ils n’accèdent pas à des informations qui puissent les déranger, leur ouvrir l’esprit. »
Des promesses et des risques
Ranger ce que vous produisez en permanence, et parfois à votre insu, voilà le job des algorithmes. Ces masses de données additionnées à celles de tous les internautes composent les Big Data. Leurs points positifs trouvent une représentation dans les progrès formidables réalisés dans les sciences, en médecine où dans l’accès à l’information. Cependant, le sociologue met en évidence d’autres risques : « Cela crée un profil personnel sur les individus qui est d’une très grande indiscrétion. » Ces données indiscrètes, une fois traitées, pourront être utiles aux géants du web que l’on nomme les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple). Ajoutons à ça les États qui, eux aussi, sont libres de lorgner sur vos données.
Des algorithmes à apprivoiser
Cependant, ne nous noyons pas dans une flaque de paranoïa. Nous ne sommes pas sous surveillance constante. Programmés par des humains, les algorithmes ne font que ce pourquoi ils ont été conçus : prédire sur base d’un comportement passé. Un monde gouverné par des algorithmes malfaisants n’est donc pas à craindre pour l’instant. Alors, comment reprendre la main et domestiquer les algorithmes ? La première chose à faire est d’apprendre à les connaître (presque) aussi bien qu’ils nous connaissent afin d’ajuster nos comportements et garder le contrôle. Comme l’explique Dominique Cardon, « il s’agit d’un contrôle, non pas sur les joueurs, mais sur les règles du jeu ».
Alors, si on inversait les rôles ? Si c’était vous qui prédisiez les algorithmes ? Ils se servent de vos régularités alors pourquoi ne pas, de temps à autre, naviguer sur des sites choisis de manière tout à fait aléatoire ? Cet acte simple peut vous ouvrir les portes d’un tout nouveau monde pavé de connaissances et de diversité. Comme aime le dire le sociologue, il est temps de “passer en manuel”.