« Rive Gauche » est un chantier au cœur de la ville de Charleroi. A terme, ce sera principalement un centre commercial avec toutes facilités que cela comporte. Un concurrence de plus pour les commerçants dans une ville où 28% des surfaces commerciales sont vides. Les services de l’Horeca en souffrent déjà actuellement.
Jean-Claude est un des trois gérants du restaurant « Au Provençal » situé juste en face du chantier. Fier d’une expérience de 45 années, il voit les travaux d’un oeil optimiste.
Si lui accueille parfois les cadres et responsables du chantier, les ouvriers mangent ailleurs. Ils se retrouvent dans un établissement à prix plus démocratiques.
11h, un premier client entre dans la friterie de la rue de Marcinelle. Depuis sept ans, Rekia est la gérante de cet établissement. Elle travaille seule mais son fils vient parfois l’aider. Aujourd’hui, c’est une amie qui lui prête main forte. Son quotidien a radicalement changé depuis le début des travaux de Rive Gauche en septembre 2013. Elle estime avoir perdu 50% de sa clientèle en deux ans. Aux clients venant des bureaux alentours se sont substitués les ouvriers du chantier.
11h58, des jeunes de l’école d’à côté entrent dans l’établissement. Les élèves viennent parfois après les cours, le mercredi. Ce n’est cependant pas une clientèle régulière de la friterie aux murs orangés.
Même si elle n’a jamais vraiment eu de problème dans le quartier, Rekia sait que les agressions n’y sont pas rares. Rive Gauche pourrait améliorer la sécurité et y amener une nouvelle clientèle. Elle pense que le nouveau centre commercial pourrait être bénéfique pour la ville à long terme : « On espère qu’il y aura plus de monde et de vie. Dès 20h tout est mort ici ». Mais en attendant que les travaux se terminent, selon elle, aucune aide n’est apportée aux petits commerçants. La femme, d’une cinquantaine d’année et d’origine algérienne, a l’impression qu’ils sont oubliés par l’administration de la ville. L’association des commerçants relativise les plaintes de ses affiliés et prône la patience.
12h05, arrivée des premiers ouvriers, les casques de chantier et les bonnets toujours sur la tête. Les deux groupes se mêlent, assemblage inattendu.
Sans hésitation, les hommes du chantier prennent possession des lieux. L’un d’eux, aux cheveux grisonnants, est mandaté pour aller commander. Il passe devant les élèves en ligne, sans même les voir. Pas le temps d’attendre. On assiste alors à un rituel bien rodé. Avec quelques mots d’italien et de nombreux gestes, sans avoir vraiment besoin de se parler, ouvriers et personnel de la friterie parviennent à se comprendre. Rapidement, ils sont tous servis. Ils prennent presque toujours la même chose et avant même leur arrivée, Rekia était déjà sur le pied de guerre. D’origine kosovare et égyptienne, les ouvriers ne se mélangent jamais. A chaque communauté sa table. Ils appartiennent à une société italienne et ne parlent pas un mot de français.
12h15, l’établissement est rempli. Dans le brouhaha, impossible d’entendre le son du documentaire animalier projeté sur la télévision. Dans la rue, le reste des snacks sont quasiment vides. Même si elle ne compense pas la perte de la plupart de la clientèle habituelle, la venue presque quotidienne des ouvriers est une chance pour la gérante. « S’ils ne venaient pas, j’aurais probablement du fermer ». Les autres commerçants n’ont pas tous réussi à survivre à cette situation particulière. Rekia évoque d’ailleurs des amis qui tenaient un snack boulevard Tirou : « Ils n’ont pas su faire face à la perte massive des clients avec tous ces travaux. Ils ont été obligés d’arrêter. »
12h30, l’amie de la gérante apporte les cafés, offerts par la maison. Elle s’essaie gaiement à l’italien « Un’ picolo café ? ». Les échanges avec les travailleurs, bien que rares, sont toujours empreints de bonne humeur des deux côtés. La gérante n’a d’ailleurs jamais eu le moindre problème avec eux. « Ils viennent, ils mangent, ils partent. Parfois ils râlent un peu parce que la nourriture n’arrive pas assez vite mais c’est tout ». Dehors, il pleut à verse. Les ouvriers ne semblent pas pressés de retourner sur le chantier.
12h50, la pause déjeuner est finie. La dernière goutte de café avalée, les ouvriers débarrassent eux-mêmes leur plateau et repartent vers le chantier, une cigarette à la bouche. Ils restent rarement plus d’une trentaine de minutes. « Ils travaillent beaucoup, ce n’est pas facile pour eux». Elle leur fait toujours un prix, en plus du café gratuit. C’est sa manière à elle de les remercier et de les faire revenir. A la fin du mois, ça reste cependant difficile pour elle : « Il ne me reste presque rien ». Elle n’a pourtant d’autres options que d’attendre et voir. Prise dans un « entre-deux », elle n’a aucun moyen de savoir de quoi l’avenir sera fait. « C’est possible que le nouveau centre nous amène des clients. Mais s’ils restent à l’intérieur, on est mort ! ». Une nouvelle vague d’élèves remplace rapidement les hommes repartis travailler.
13h15, la friterie se vide peu à peu. Parmi les clients venus ce midi, très peu venaient des bureaux alentours. Le problème général de mobilité est devenu un véritable cauchemar pour Rekia qui collectionne les amendes: « Je suis ici du matin au soir. Au final, je suis plus souvent là que ceux qui habitent la rue, mais je n’ai aucune facilité de stationnement ».
Les ouvriers participent donc à l’édification du projet « Rive Gauche ». Cette main d’oeuvre sera amenée à partir sur un autre chantier dès la pose de la dernière pierre. Les principales personnes qui en profiteront seront donc les habitants de Charleroi.
Rencontre avec Patrick, retraité de 68 ans qui vient chercher son petit-fils à la sortie d’une école voisine au chantier.
N.B. Shalom Engelstein est un investisseur privé ayant acheté le terrain à la ville de Charleroi. Il peut donc négocier les conditions de location qu’il souhaite au sein du projet « Rive Gauche ».