L’engouement généré par le plan « École Numérique » lancé en octobre 2011 n’a fait qu’accélérer le processus d’implantation des technologies dans le milieu scolaire. Véritable progrès pédagogique ou simple aliénation numérique ? Depuis quelques années, les TIC (Technologies de l’information et des communications) bouleversent le secteur de l’éducation et transforment radicalement l’approche pédagogique.
Le 30 avril dernier, un budget de près de 77 millions d’euros a été mobilisé afin de développer et d’améliorer l’utilisation des TIC dans les écoles de tous les réseaux (maternelle, primaire, secondaire et supérieur). Aujourd’hui, on compte plus de 300 projets actifs dans des établissements de plus en plus équipés en matériel haute-technologie. L’objectif étant de développer des outils pédagogiques et didactiques autour de ces nouvelles technologies.
L’école au diapason des sociétés numériques
Tablettes, baladeurs numériques, TBI (tableaux blancs interactifs) : voici les nouveaux gadgets qui s’introduisent petit à petit au sein de nos écoles, au profit d’une pédagogie plus interactive et en phase avec sa société. Comme le confirme André Delacharlerie, membre de l’AWT (Agence Wallonne des Télécommunications) et directeur de l’Observatoire des TIC : « il s’agit d’un projet technologique tout à fait aguichant ! » En tant que chargé du dossier « École Numérique » et de l’implantation des technologies dans les établissements scolaires, il souligne que l’utilisation des TIC est devenue indispensable pour les futurs travailleurs. « Plus le temps passe, plus on sait que l’école ne peut pas rester en arrière de la culture. Aujourd’hui, un enfant franchit les portes de son école et pénètre au 20ème siècle car celle-ci ne s’est pas encore acculturée. » En effet, les outils TIC constituent aujourd’hui une palette considérable de ressources pédagogiques qui permettent de lutter contre une certaine « fracture numérique ». Via une intégration intelligente de ces nouveaux outils, il s’agit avant tout d’apporter une complémentarité dans le processus pédagogique.
Malgré l’attrait des écoles pour ces nouvelles technologies, la formation aux usages numériques reste essentielle. André Delacharlerie ne manque pas d’insister : « L’équipement n’est finalement qu’une condition. Ce qui est primordial, c’est la formation et l’encadrement des enseignants. Il faut au moins deux à trois ans pour intégrer convenablement les TIC dans l’enseignement. » Jean-Paul Guyaux, psychopédagogue à l’ENCBW (École Normale Catholique du Brabant Wallon) à Louvain-la-Neuve forme une centaine d’instituteurs à ces nouvelles technologies : « Il existe une didactique bien précise pour enseigner sur les tablettes et les tableaux numériques. C’est pourquoi nous avons mis en place un laboratoire de pédagogie numérique où l’on réfléchit sur la qualité du travail afin d’éviter qu’il y ait un attrait trop ‘gadget’.» Nombreux sont ceux qui, comme Jean-Paul Guyaux, prennent ces nouveaux outils numériques très au sérieux. Au coeur d’un discours élogieux du web qui affirme que demain, nous pourrons tout réaliser grâce au numérique, certains conservent un regard critique : « Jusqu’à présent, rien n’a encore prouvé que les outils TIC étaient mieux que les manuels scolaires. Nous sommes conscients qu’il existe aussi des lobbys commerciaux qui font de l’école un marché juteux. Il faut simplement se poser la question de ce que permet le numérique, sans toutefois être dupe » précise Jean-Paul Guyaux.
Un marché juteux pour les entreprises
Afin d’éviter toute diabolisation des technologies en tous genres et de tomber dans un fétichisme « anti-numérique », l’usage des TIC dans les écoles doit être réfléchi et analysé au cas par cas. Mais un constat est indubitable : le monde vit actuellement une importante mutation et les différents secteurs de nos sociétés, comme l’école, doivent, bon gré mal gré, s’y adapter.
La tentative primordiale des écoles est donc de s’adapter à la société dans laquelle elle évolue. Mais pour Nico Hirtt, enseignant et membre fondateur de l’APED (Appel pour une École démocratique), il s’agirait plutôt d’une adaptation aux besoins des entreprises. Plus l’élève saura maîtriser les technologies et les autres outils informatiques, plus il correspondra aux besoins des entreprises lui garantissant une place sur le marché de l’emploi. Force est de constater que la maîtrise de logiciels tels que Word, Excel, ainsi que l’utilisation d’internet et des réseaux sociaux est devenue, dans la majorité des cas, une condition sine qua non à l’embauche. « En soi, ce n’est pas un mal, mais ce n’est pas non plus un bien », constate Nico Hirtt. « La fonction première de l’enseignement obligatoire (primaire et secondaire) n’est pas de former des professionnels mais de former des citoyens en tant qu’êtres pensant par eux-mêmes. »
Sans être particulièrement contre l’utilisation des technologies informatiques au sein des écoles, Nico Hirtt souligne cependant certaines dérives dont il faut être conscient. L’une des plus importantes étant les enjeux économiques. Difficile d’imaginer que derrière l’implantation de ces nouvelles technologies dans les établissements scolaires, il n’y ait pas un quelconque avantage économique à tirer du côté des entreprises.
Les TIC à l’école, pour « stimuler le marché »
Au début des années nonante, les pouvoirs politiques et la Commission européenne ont décrété qu’il fallait absolument que l’école se mette à l’heure numérique. Nico Hirtt précise que Edith Cresson, à l’époque commissaire européenne à la Recherche, l’Éducation et la Formation, avait tenu un discours pour le moins significatif quant à l’objectif premier du plan d’action lancé en 1996 intitulé : « Apprendre dans la société de l’information ». Son discours était le suivant : « Le marché européen des TIC demeure trop étroit, trop fragmenté. Le nombre trop faible des utilisateurs et des créateurs pénalise notre industrie. C’est pourquoi il est indispensable de prendre un certain nombre de mesures pour l’aider et le stimuler [le marché] ». Pour Nico Hirtt, « on ne peut pas être plus clair ! La première raison pour laquelle on a donc poussé les écoles à investir dans les technologies, c’était de stimuler l’industrie des TIC ! »
L’école serait-elle devenue la nouvelle cible des grands industriels de l’informatique et du numérique ? « On assiste à la transformation de l’école en un nouveau secteur économique extrêmement rentable » considère Nico Hirtt.
→ Lire la retranscription du débat entre Edith Cresson et Nico Hirtt.
« Des risques qui doivent encore être démontrés »
Finalement, vivre ou survivre à l’ère numérique demande un esprit solidement construit. Si de nombreuses dérives existent, les nouvelles technologies font dorénavant partie intégrante de nos sociétés. L’enseignement doit de mettre en place les outils nécessaires aux nouvelles pratiques techno-pédagogiques émergentes. Pour Pascal Minotte, psychologue et professeur en Éducation aux Médias à l’Ihecs, « il y a énormément de risques qui doivent encore être démontrés. Nous critiquons et écrivons toutes sortes d’avertissements sur les lobbys, les risques d’usage excessifs, le potentiel addictif des écrans, etc. Mais je suis certain que toutes ces choses que nous pointons actuellement du doigt feront beaucoup rire les futures générations ! »