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Bruxelles, mes belles

Si Bruxelles porte un S, c’est peut-être parce qu’elles sont deux. « Je ne franchis jamais le canal », entend-on de ses deux côtés. Un clivage politique, social et économique éblouissant qui semble tabou. Cette séparation est-elle réelle ? Quelle part l’imaginaire et les clichés ont-ils dans cette vision de Bruxelles divisée ? Comment vit-on réellement à l’Est et à l’Ouest du canal ?

par Pablo Crutzen et Zoé Fauconnier

Un canal de différence

19 communes forment Bruxelles, 118 quartiers au total. En étudiant les données, démographiques, économiques ou sanitaires de ces différents quartiers, la séparation Est-Ouest est flagrante. Evidemment, il existe des exceptions mais les chiffres, pour certains quartiers, prouvent que le canal divise Bruxelles à de nombreux égards : du revenu par habitants à l’espérance de vie...

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Les clichés

A l'ouest, il n'y a que des étrangers. A l'est, ce sont les quartiers bourgeois.
Les clichés ont la vie dure et peu de Bruxellois franchissent le canal pour les vérifier.
Voici un aperçu de ce que l'on entend des deux côtés du Canal.

Un quartier à l'ouest : Cureghem

Cureghem. L'arrêt du tram 81 est planté sur un pont, au-dessus du canal. Anderlecht fait partie de ces communes bruxelloises coupées en deux par le canal. A l'ouest, la rue de Wayez remonte vers Saint-Guidon.

Avant, ici il y avait de beaux magasins, aujourd'hui on ne vend que du bazar

L'octogénaire mélancolique sort d'une boulangerie. Elle a toujours vécu dans l'Anderlecht de l'ouest : "je ne suis pas raciste hein, mais je ne me sens plus chez moi." Elle n'a plus aucun contact avec les commerçants et se sent seule. Pourtant ce n'est pas l'animation qui manque dans la rue. Les trams fendent les pavés dans un vacarme régulier et les magasins en tous genres débordent sur les trottoirs. Il faut slalomer entre les boutiques de seconde main, la multitude de snacks et de boucheries halal, les boulangeries marocaines ou turques, et la dizaine de magasins de chaussures et le monde dans la rue ne facilite pas la tâche.

"C'est vrai" confie une autre dame, "il y a beaucoup de bazars qui vendent de tout et de rien, mais moi j'y trouve toujours ce qu'il me faut". Ses cheveux bouclés et grisonnants, son châle corail et ses lunettes rondes participent sûrement à l'air bienveillant qu'elle dégage. Elle a vécu dans les communes de l'est de Bruxelles et pour rien au monde ne voudrait y retourner : "il y a beaucoup d'étrangers ici mais c'est la vie, il faut s'y habituer, et c'est tellement plus vivant comme ça".

13h, c'est la pause du midi pour les écoliers. Le soleil brille, il fait même chaud pour une fin d'octobre. Un peu plus loin, sur la place de la Résistance, des étudiantes mangent. Trois jeunes filles, dont deux portant le voile, expliquent qu'elles sont originaires du Maroc : "C'est dénigrant de dire qu'il n'y a que des étrangers ici". A l'école, elles sont amies avec tout le monde "des Congolaises, des Turques, des Belges". "Ca apprend à vivre ensemble" dit la plus jeune. Derrière elles, deux autres filles papotent : "Mes parents sont Belges. Ils disent qu'il y a beaucoup d'étrangers mais c'est chacun de son côté. On n'a pas de problème avec eux".

De l'autre côté de la place, le Centre public d'action sociale ouvre ses guichets après la pause du midi. Le bâtiment est propre et l'ambiance feutrée. On se croirait dans une médiathèque, où les parents emmènent leurs enfants passer l'après-midi. Un employé nous rejoint de l'autre côté de la vitre blindée : "Je n'aime pas cette vitre, on ne s'entend pas, ça rend le contact agressif." Pour lui, il n'y a aucun problème dans le quartier, les gens vivent bien ensemble et le centre aide tout le monde. "On n'est pas supposé parler arabe, mais moi je le fais quand c'est nécessaire et mon patron ne s'y oppose pas". Dans la file devant les autres guichets, la mixité est à l'honneur, et comme pour contredire cet a priori, l'employé précise : "La plupart des sans-abris que nous aidons sont belges d'origine."

Ce sont des gitans

A l'angle de la rue, la mosquée, gigantesque mais discrète, est construite dans le style des maisons de maître qui la jouxtent. L'Imam sort de la pénombre par la grande double porte de style mauresque qui donne sur un petit patio. Il explique patiemment qu'il n'aime pas s'adresser à la presse qui déforme souvent ses propos. Fort occupé, il attend de 2.500 à 3.000 personnes pour la prière de 16 heures. Dans la petite rue qui mène au patio, des femmes et quelques enfants attendent à la sortie, voile sur la tête et sachet plastique en main. "Ce sont des gitans", affirme l'Imam. "Elles portent le voile mais ne sont pas musulmanes, c'est pour mendier", ajoute-t-il, d'un air détaché.

Un professeur d'économie d'origine congolaise attend son bus quelques mètres plus loin. Sa voix porte dans toute la rue : "Celui qui dit que c'est un cliché est un menteur" scande-t-il. Pour lui, l'ouest de Bruxelles est un ghetto et la situation va "exploser" si les loyers continuent à dicter leur loi.

Un quartier à l'est : place du Châtelain

Place du Châtelain. En plein cœur des quartiers chics d’Ixelles, cet endroit est réputé pour ses loyers élevés et son marché bio bobo. Moins pour sa diversité. Et pourtant…

10h du matin. La pluie fait briller les pavés du quartier. Les cafés branchés de la place sont regroupés du côté de la rue de l’Aqueduc. Au coin, « Le pain du Châtelain ». L'ardoise qui affiche le menu est appuyée sur la façade grise anthracite. Directement en entrant, à gauche, un banc habille toute la largeur du mur. Au milieu de la pièce, une table commune regroupe les clients. Le comptoir style boulangerie se trouve dans le fond de la pièce. L’ambiance y est cosy. Le gérant, sourire jusqu’aux oreilles rendrait aimable une porte de prison. « Bonjour, asseyez-vous ». L’odeur de toasts grillés envahit la salle. A cette heure, le patron est plutôt débordé. Il croule sous les commandes de cafés, chocolats chauds, croissants et viennoiseries en tous genres. Bruxellois de naissance, les deux côtés de Bruxelles, il connaît : « les choses bougent dans le Nord. De plus en plus de Flamands s’y installent. Ici, au Châtelain, c’est beaucoup d’expats et depuis quelques mois, des Français. ».



A l’entrée, un homme s’est installé à sa table habituelle. Son veston bleu marine souligne son allure élégante. Il travaille à la Commission européenne et vit à Bruxelles depuis dix ans. Son téléphone ne cesse de sonner, il ne parle pas français. Grec d’origine, il vient ici chaque matin prendre son café, car ce coin lui rappelle sa ville natale, Athènes et l’ambiance conviviale qui y règne. Il apprécie notamment sa dimension multinationale : « Il y a des personnes issues des 30 pays européens ». Une immigration un peu différente toutefois de celle des quartiers de l’autre côté du Canal. « Ici, ce sont plutôt des cadres, des personnes qui travaillent pour l’Europe, alors ce sont des personnes avec de l’éducation, un revenu élevé, peut-être que ce n’est pas le cas dans le Nord». Puis il s'empresse de quitter ce cocon pour rejoindre à grands pas les institutions européennes.

Ce sont beaucoup d’Italiens, des Espagnols et des Français.

A peine le temps de débarrasser la table, qu’un germanophone s’y installe et ouvre son journal : le « Grenz Echo ». Quand on évoque avec lui l’autre rive du canal, il n’y va pas par quatre chemins : « il n’y a pas beaucoup de Bruxellois » (sic). Mais pour lui, l’immigration enrichit les quartiers. Au Châtelain, « ce sont beaucoup d’Italiens, des Espagnols et des Français (…) Ils travaillent dans les institutions européennes. Ce sont des Européens qui ont des sous».

De l’autre côté de la rue, un jeune homme traverse la place d’un pas décidé. Bruxellois de souche, il ne va pas souvent de l’autre côté du Canal. Il se décrit que comme un « bobo-branchouillard » de la place Flagey qui vote écolo. Le trentenaire admet avoir « une vie facile ». Il perçoit une fracture sociale et culturelle entre l’Est et l’Ouest. « Certains sont repliés sur eux-mêmes et je connais des gens qui vivent encore comme au Moyen-Age. Il y a des mères de copines qui sont ici depuis 40 ans et elles ne savent toujours pas lire. Ça, ça ne va pas non plus, mais je pense qu’on doit accompagner les gens, je suis pour le parcours d’intégration. Ne serait-ce que pour que ces gens-là connaissent leurs droits mais aussi leurs obligations » Selon lui, l’éducation est la clef pour réussir à mélanger les populations. « On est dans une société compliquée et il y a des tas de problèmes économiques et sociaux. La solution c’est la tolérance, une ouverture d’esprit et surtout penser nouvelle économie avec toutes les implications que cela aurait de positif sur le social ».

La matinée s’achève. Sous son parapluie, une femme élancée, aux cheveux blonds foncés, passe son chemin. Elle est russe. Voilà trois ans qu’elle vit dans le quartier sans parler français. Son mari travaille à la Commission. Que ce soit d’un côté ou de l’autre du Canal, elle, elle habite au Châtelain.

Analyses

Bruxelles polarisée

Emanuelle Lenel. Assistante en sociologie aux Facultés universitaires Saint-Louis et doctorante au Centre d’études socologiques, elle s’intéresse actuellement à la cohabitation des groupes sociaux dans plusieurs quartiers en recomposition de la ville. Elle analyse la situation d'une région divisée par le canal. de Bruxelles.

Pascal Sac. Ancien journaliste, travaille depuis 3 ans à l'Agence de Développement Territorial pour la Région de Bruxelles-Capitale. Il s’occupe de la valorisation du Territoire du canal. La gentrification de cette zone ambitionne de changer la face de Bruxelles et l'image d'un canal diviseur.