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Pourquoi le rond-point Schuman est-il si laid ?

Situé au cœur du quartier européen de Bruxelles, le rond-point Schuman est le symbole même de la puissance européenne. Théâtre de grandes manifestations, il est également le lieu de rencontres des chefs d’Etat et de gouvernement. Malgré sa prestigieuse réputation, il est vivement critiqué pour son architecture jugée froide et impersonnelle. Mais comment en est-on arrivé là ?

par Jennifer Dassy, Marine Heinrichs et Guillaume Alvarez.

« C’était un trou incroyable »

Le Berlaymont, le Conseil, la Commission, tous ces bâtiments rassemblés autour du rond-point Schuman suscitent les critiques depuis des années. Pourquoi sont-ils si moches ?


Le rond-point Schuman n’a pas toujours ressemblé à cette cacophonie visuelle. Il y a presque 100 ans, ce quartier n’avait rien du centre européen qu’il est aujourd’hui. A l’époque, en lieu et place de la Commission européenne, était établi le couvent et pensionnat des Dames de Berlaymont, en plein quartier bourgeois. Cette école accueillait les jeunes filles de bonne famille.

Berlaymont pensionnat
Le pensionnat du Berlaymont avant sa destruction (Source : Union européenne, 2015)

En face du couvent se trouvait le Résidence Palace, un complexe d’appartements de luxe conçu comme une sorte de paquebot art deco dans lequel il y avait un service de jour et de nuit, une piscine, un théâtre… Les maisons bourgeoises et les hôtels de maître se côtoyaient dans les rues.

René Schoonbrodt, co-fondateur de l’Atelier de recherche et d’action urbaines, raconte : « C’était déjà un peu un quartier mort avant la construction du Berlaymont [le bâtiment européen]. Madame la Comtesse X rencontre la Baronne de Machin… c’est un peu chiant. C’était un endroit trop homogène pour être sympathique. Sans commerce, sans rien. Sauf la chaussée d’Etterbeek, où on retrouvait les artisans, les boulangers, les charcutiers et un producteur de vinaigre ».

Cette situation a changé après la guerre lorsqu’est apparue la société de consommation, explique René Schoonbrodt. D’une part, les sociétés d’entrepreneurs voient dans le quartier Léopold l’espace suffisant pour la construction d’un complexe administratif. D’autre part, l’usage de la voiture se généralise et les bourgeoises commencent à conduire. Leurs familles décident alors de quitter Bruxelles et de partir pour Waterloo. Soumises à la pression de plus en plus insistante des promoteurs, les béguines partent s’installer elles aussi à Waterloo, dans le faubourg d’Argenteuil, et vendent l’établissement du Berlaymont en 1958 à l’Etat belge, juste après la mise sur pied de la Commission européenne.

Berlaymont construction
Vue du Berlaymont en construction (Source : Union européenne, 2015)

Différentes villes ont été évoquées pour accueillir les infrastructures européennes, poursuit René Schoonbrodt : « On a parlé de Tervuren, ce qui aurait été plus intelligent sur le plan bruxellois. On a pensé à Liège aussi, figurez-vous, mais les Flamands n’ont pas voulu, bien évidemment. Les Bruxellois, enfin les Belges, ont dit « A Bruxelles ! » et « Rue de la loi ». Ce qui, pour un Belge moyen, a un sens. C’est la rue du pouvoir : le Roi d’un côté, le Parlement, le Sénat… Tout le pouvoir est là. On a dit aux Européens de venir occuper les terrains disponibles, à savoir ceux du pensionnat du Berlaymont, situés au centre du pouvoir. Et ça, ça a beaucoup joué ».

Les Belges étaient fiers d’avoir été choisis pour accueillir les institutions européennes. Personne n’imaginait à l’époque que les maisons bourgeoises seraient transformées en bureaux. Personne n’a pensé que la Commission européenne, le Parlement européen, le Conseil économique et social demanderaient de l’espace. Personne n’en avait conscience.

Les travaux ne tardent pas, puisque dès 1963 commence la construction du Berlaymont. René Schoonbrodt se souvient : « Je travaillais avec Jean-Luc Dehaene à l’époque, l’ancien premier ministre. A l’heure de midi, on allait faire une promenade autour des travaux avant de rentrer au bureau. On voyait monter ce chantier gigantesque. Sur le plan technique, c’était pas une grande innovation, mais c’était un trou incroyable ».

Petit à petit, les bâtiments administratifs ont remplacé les hôtels de maître. A peine le Berlaymont fût-il édifié qu’on commença à construire le Charlemagne, qu’occupe également la Commission. En 1969, c’est la gare Schuman qui ouvre ses portes. En 1995 est inauguré le bâtiment Justus Lipsius, qui abrite le Conseil de l’Union européenne. Plus récemment, le Service européen pour l’action extérieure a pris place dans un nouveau building, Le Capital.

lanterne europa
Le nouveau bâtiment Europa, actuellement en construction

Actuellement, c’est la construction de la « Lanterne », l’Europa, qui touche à sa fin. Ce bâtiment abritera le Conseil européen et le Conseil des Ministres. Les châssis de ce nouveau bâtiment ont été réalisés avec de vieux morceaux de bois récupérés dans les différents pays européens et retravaillés. Sa construction a également entraîné la destruction d’une partie du Résidence Palace. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’un seul bâtiment du quartier bourgeois d’antan sur le rond-point Schuman.

batiment bourgeois
Le seul bâtiment du quartier bourgeois qui subsiste sur le rond-point Schuman

Outre une grande pression immobilière et un recul significatif du nombre de logements, la présence des institutions européennes a également engendré des problèmes accrus de circulation et de stationnement, plongeant tout un quartier dans une lente déliquescence.

Un quartier qui se meurt

Abandonné à la mono-fonctionnalité de bureaux, le rond-point Schuman est complètement désert en dehors des heures de travail. Les habitants du quartier européen désirent plus que jamais retrouver un lieu plus animé, centre de rencontres et d’échanges entre citoyens. Les « Cortenberghois » rencontreront les « Froissartiens », les « Auderghemois » ou les « Archimédois ».

Marion Wolfers, présidente d’une association de riverains, le Schuman Square, déplore d’ailleurs la situation actuelle : « Nous pratiquons ce rond-point Schuman tous les jours depuis 35 ans. Et depuis 35 ans, nous voyons qu’il est triste, abandonné, tout seul, misérable. Dans l’état dans lequel il est, c’est vrai qu’il est abandonné mais d’une certaine façon, il a un peu de caractère. C’est comme une île magique au milieu d’un quartier et nous voudrions qu’il soit aménagé mais qu’il garde ce caractère magique ».

Les habitants du quartier ne doutent pas du potentiel du rond-point et regrette qu’aucun aménagement ne soit réalisé : « Il faudrait mettre en place un bel éclairage, parsemer des jolies plantes, revoir une partie des ouvertures pour rendre l’accès plus facile mais surtout, et avant tout, trouver le moyen de lui donner un caractère sympathique. Nous ne voulons pas que le rond-point Schuman devienne une esplanade européenne, ça, c’est hors de question ! »

L’association Schuman Square a pour but d’améliorer la convivialité ainsi que l’image du quartier européen. C’est pourquoi ses membres organisent différents événements. « On a constaté que ça avait beaucoup de succès. Les fonctionnaires sont descendus dans la rue à la rencontre de leurs voisins et ça s’est très bien passé. Nous allons recommencer cela le plus souvent possible », explique Marion Wolfers.

rond-point Schuman
Le rond-point n'est plus ce qu'il était et semble être à l'abandon

Reste à savoir si ce type d’initiatives sera suffisant pour redynamiser le quartier. Pour René Schoonbrodt, sociologue et co-fondateur de l’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU), c’est plus compliqué que cela. Pour lui, le problème vient de l’implantation même des institutions européennes au sein d’un quartier urbain : « C’était un mauvais choix. Il aurait dû être plus en périphérie qu’il ne l’est maintenant. La ville, c’est la coexistence de la diversité. Si elle est homogène, c’est pas une ville, c’est un quartier mort ». Marc Frère, président actuel de l’ARAU, abonde dans ce sens : « La manière dont on a mal installé l’Europe, c’est vraiment un bel exemple de la "bruxellisation". On a laissé pourrir des morceaux de quartiers entiers ».

Un nouveau visage pour le rond-point Schuman : une utopie ?

Diverses solutions ont été proposées mais aucune n’a été mise en œuvre jusqu’à présent. Parmi celles-ci, le projet de rénovation de Beliris, dispositif de collaboration entre l’Etat fédéral et la Région de Bruxelles-Capitale pour la promotion de la capitale nationale et européenne. Il consistait à transformer le rond-point en un espace piétonnier, avec, en son cœur, un splendide amphithéâtre. Ambitieux, ce projet nécessitait des travaux monumentaux. Un tunnel entre l’avenue de Cortenbergh et la rue de la Loi devait être construit mais les coûts trop conséquents ont empêché sa réalisation.

Bien que le projet soit tombé aux oubliettes, Beliris ne compte par pour autant rester inactif. Une de ses responsables nous a ainsi confié : « La gare et la liaison des trains vers l’aéroport seront finalisées. Les deux latérales de la Rue de la Loi vont être réaménagées. Et enfin toute l’étanchéité de la dalle va être revue afin d’éviter les infiltrations dans le sol, un gros défi technique mais que nous allons relever ! »

schuman travaux
La gare ainsi que la station de métro sont toujours actuellement en travaux

Il existe une solution simple, selon René Schoonbrodt : « Pour qu’un quartier soit urbain, il faut que ce soit coexistant. On pourrait très bien faire une colonne de logement à chaque bras de la croix du Berlaymont. Ca ne pose aucun problème. L’orgueil du Président de la Commission serait un problème. Ca, oui. Mais techniquement, on pourrait très bien remettre de l’habitant sur le Berlaymont ».

Les problèmes du quartier européen viendraient donc principalement du manque d’habitations ? Le sociologue répond par l’affirmative : « On a transformé un quartier d’habitations en un campus européen. C’est un campus. C’est un zoning industriel. Dans un zoning industriel, il n’y a pas d’habitants. Point. Ce n’est même pas un quartier industriel. Ce n’est même pas quartier, c’est un mot abusif ».

Pour Marc Frère, un endroit tel que la rue Belliard possède un réel potentiel en termes résidentiels. Or, jusqu’il y a peu, il était inimaginable que des logements y soient construits : « C’est l’histoire d’un grand abandon de la fonction résidentielle avec comme difficulté aussi le fait qu’elle se trouve à la frontière de trois communes, celles d’Etterbeek, de Bruxelles et d’Ixelles. Chacun essaie de tirer la couverture à soi. L’absence de cohérence, c’est à cause de la Région même si c’est le fédéral à l’époque qui y a implanté l’Europe ».

Soixante ans se sont écoulés depuis que les habitants ont été éjectés du quartier. Aujourd’hui, chacun s’en rend compte : la vie doit revenir sur le rond-point Schuman.

Philippe Geluck : « Schuman ? Pas une idée lumineuse »

Quel est le point commun entre Philippe Geluck et un rond-point ? Jusqu’à peu, cette question serait restée sans réponse, d’autant que le célèbre dessinateur du Chat n’a pas vraiment le profil d’un expert en urbanisme, encore moins d’un agent du cadastre. Alors pourquoi l’inclure dans ce dossier ? Tout simplement parce que c’est là, au cœur de ce quartier Belliard, que tout a commencé pour celui qui allait devenir l’artiste touche-à-tout que l’on connaît aujourd’hui.

Philippe Geluck n’est plus à présenter. Au fil du temps, il est devenu une figure incontournable d’une certaine « culture à la Belge », empreinte de ce degré d’humour et d’impertinence qui en font le sel. Celui qui a débuté au théâtre n’a rien perdu de son mordant, jonglant avec bonheur entre livres (son dernier opus « peut-on rire de tout ? » a fait un tabac en libraire), expos et autres apparitions télés. Une carrière bien remplie que le principal intéressé « espère continuer aussi longtemps que les gens voudront de lui ! ».

Ce n’est pourtant pas l’homme de médias ou de lettres qui nous intéresse ici mais bien le « ketje » de Bruxelles. Lui qui a vécu près de deux décennies dans le quartier Belliard, près de la rue de La Loi, dont il conserve un souvenir assez tendre : «  Pour y avoir vécu longtemps, j’ai encore le souvenir d’une rue Belliard où l’on roulait dans les deux sens, bien avant qu’elle ne devienne une sortie d’autoroute. J’ai également connu les pavés, le tram, cette ambiance particulière qui en faisait une rue extrêmement agréable. A l’époque, il y avait aussi beaucoup de commerçants un peu partout, y compris autour de l’actuel rond-point de Schuman. Tout cet ensemble vivait, pulsait gaiement. » Une époque qui allait progressivement changer avec l’arrivée de l’Europe et de ses ambitions architecturales.

« J’ai vécu les transformations du quartier véritablement en direct », ajoute-t-il. Chaque jour en allant à l’école, je pouvais voir la construction des quartiers européens, et avant eux la destruction du Berlaymont, qui était à l’origine un pensionnat pour jeunes filles. Ces chamboulements ont petit à petit chassé les habitants, en majorité partis vers d’autres quartiers ou vers les campagnes ! »

Des années après, son constat reste très amer. « A voir toutes ces maisons devenir des bureaux, je me suis rendu compte que cette partie de la ville devenait de moins en moins agréable. Au final, je crois que ce n’est pas une idée extrêmement lumineuse d’avoir installé des bâtiments aussi gigantesques en plein cœur d’un quartier vivant ».

Alors à quoi peut-on attribuer pareil changement ? Pour Philippe Geluck, le responsable, c’est la mauvaise gestion du patrimoine bruxellois : « Ce qu’on a vu à Schuman ressemble un peu à ce qu’on a fait avec le quartier Poelaert et le Palais de justice [dont la construction de 1866 à 1883 avait entraîné la destruction d’une partie du quartier historique des Marolles, ndlr]. C’est même devenu une habitude bruxelloise que de massacrer des quartiers pour y construire des monstres d’architecture administratifs. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le terme « architecte » est devenu une insulte dans le langage bruxellois ! »

Et le dessinateur de conclure sur une ultime pique : « Quand on regarde le massacre général de bâtiments, la façon imbécile dont Bruxelles a été gérée au niveau de l’urbanisme, je trouve ça vraiment désastreux ! Mais cette situation ne tient pas seulement à la construction européenne, elle est aussi due à la malhonnêteté de beaucoup de politiques de l’époque qui, avec la complicité d’agents immobiliers, ont bâti des choses ignobles ».

« Au fil du temps, on va forcément digérer ces nouveaux bâtiments, mais ils resteront quand même les symboles d’une absence de vision, voire d’un manque respect pour les chefs d’œuvre(s) du passé à Bruxelles… »

Images: Marine Vancampenout et Jennifer Dassy