Architecture art déco, tables rondes, nappes de cuir et plantes dans tous les coins, le BOZAR Restaurant est un mélange de finesse esthétique, d’ambiance familiale et de modestie festive.
À son arrivée à notre table, Karen Torosyan pose son café avant de nous tendre une main imposante. Taille robuste, cheveux waxés en arrière, nez fort et barbe couleur charbon. Sous d’épais sourcils, le chef nous sourit de ses yeux pénétrants et doux. « Vingt minutes, montre en main ! », prévient-il avec un léger accent à peine perceptible.
Karen Torosyan perd rarement son temps. Avec une note de 16/20 dans le Gault & Millau et une étoile au Guide Michelin, le BOZAR Restaurant excelle depuis l’arrivée du chef sacré champion du monde du pâté en croûte en 2015. Si son parcours professionnel s’apparente au rêve américain à la sauce belge, le chemin vers l’étoile n’a pas été simple.
La cuisine comme instinct de survie
Torosyan naît en Géorgie en 1980, lorsque le pays est encore sous le joug de l’URSS. C’est seulement à treize ans que le jeune arménien met fin à ses études afin de travailler et épauler ses parents. « Je n’ai pas choisi la cuisine. Je l’ai commencée par instinct de survie. J’aurais pu devenir plombier ou maçon, comme mon père, mais je suis devenu cuisinier ». Entre frites et hamburgers, il enchaîne les services dans les premiers fast-foods du pays. Si, à la maison, personne ne l’y oblige, le jeune homme se rend utile derrière les fourneaux. Parallèlement, il entame une formation en bijouterie auprès d’un maître-artisan. « La bijouterie, c’était le métier de mes rêves ». Trois années passent. Vers ses seize ans, le flirt timide avec la cuisine se transforme en passion dévorante. Travail tardif, indépendance séduisante…« Je commence à prendre goût à ce métier et à la vie que je mène parce que c’est un peu bohème ». La fougue du rythme effréné l’emporte sur la patience indispensable au métier de bijoutier. Il met un terme à sa formation pour se consacrer uniquement à la cuisine, celle avec un grand C.
Le français, passerelle vers le début d’une carrière
Torosyan se détourne du fast-food et opère un changement de direction radical en intégrant des restaurants de cuisine géorgienne traditionnelle, « des vrais restaurants avec des vraies brigades, une vraie structure où on avait le garde-manger et où on apprenait vraiment étape par étape, poste par poste ». Pendant ce temps-là, son père part chercher du travail et un environnement plus accueillant pour sa famille, rejetée en Géorgie et en Russie à cause de ses origines arméniennes.
Karen a 18 ans lorsque la famille rejoint son père en Belgique en 1998. Il trouve du travail dans quelques brasseries bruxelloises et s’inscrit aux cours du soir de français. « C’est difficile de trouver un boulot quand on ne parle pas français et c’est d’autant plus difficile de garder son boulot en ayant ce besoin d’apprendre la langue et devoir se libérer deux soirs par semaine. C’était quelque chose de compliqué à joindre mais les deux étaient indispensables ».
Trois ans plus tard, les fondations sont solides. Il a un travail fixe et maîtrise le français. Pourtant, les choses ne semblent pas aller aussi vite qu’il ne l’espérait. « Avoir un boulot, c’est bien. Croire qu’on est cuisinier alors qu’on ne l’est pas, ça l’est moins. J’avais besoin de cette satisfaction, de -comme tout le monde- pouvoir me dire que j’ai fait les choses dans l’ordre ». Le jeune homme est décidé et entreprend des études d’hôtellerie à l’Infobo, tout en assurant plusieurs boulots. Ses efforts sont récompensés le jour de son examen final quand André Martini, membre du jury, l’oriente vers la haute gastronomie en lui proposant de prendre contact avec son ami, le chef Jean-Pierre Bruneau. La vie de Torosyan prend un tournant lorsqu’il débute au sein de la première maison étoilée de sa carrière, sous la houlette du grand chef de Ganshoren.
Le prix des étoiles
« Je ne me voyais pas, à 40 ans, mettre un bout de lasagne dans un bol au micro-ondes et le servir avec un peu de crème fraîche dessus. Quand j’arrive chez Bruneau, je comprends et j’accepte que c’est cette vie-là que j’ai choisie ». À ce moment-ci de la conversation, le regard du chef se fixe devant lui, comme s’il ne parlait plus à personne d’autre que lui-même, comme s’il psalmodiait ces mots pour la énième fois. « J’arriverais toujours à prendre du plaisir en cuisine, même en ayant sacrifié ma vie de famille, mes amis…Pendant que tout le monde fait la fête, moi je veux taffer. Et tout ça me semble une évidence parce que je suis prêt à faire ces sacrifices-là. À aucun moment je n’ai de doute ou d’hésitation : là, c’est le début d’une vocation ».
Il se souvient des mots de son père lorsqu’il a lui annoncé qu’il arrêtait la bijouterie pour se consacrer à la cuisine. « Il m’a dit : pourquoi tu veux cuisiner ? Ta maman cuisine très bien et tu épouseras une gentille arménienne qui cuisinera aussi bien qu’elle. Cuisiner, c’est pas un métier ça.». À cette époque, ses parents ne mesurent pas l’intensité de son ambition. Pour eux, leur fils s’enfonce dans l’échec. Ils sont alors bien loin de s’imaginer la route que tracera Karen, jusqu’à gagner l’étoile, prix d’excellence dans le monde des grandes toques.
Le chef du BOZAR Restaurant est marié et papa d’une fille de dix ans. Nous lui demandons quel est le prix à payer pour décrocher les étoiles. Son sourire faiblit légèrement mais la flamme dans ses yeux ne vacille pas. « Je sais que je mourrai en homme heureux et épanoui dans ma cuisine et rien ne pourra jamais changer ça. Parce que c’est ce que j’aime faire. Alors, peu importe les moyens. On choisit les sacrifices qu’on veut faire ».
Selon Karen Torosyan, sa vie se résume en trois étapes : « un accident de parcours, une belle histoire passionnante et une vocation ». Et à chaque grand chef son pilier. Le sien se cristallise dans le soutien, l’énergie et l’oxygène que lui donne sa femme au quotidien qui lui permet d’entreprendre, de repousser ses limites et « d’aller encore plus loin que juste être cuisinier ».