La crise économique qui a débuté en 2008 a affecté de nombreuses enseignes de supermarchés, telles que Delhaize et de Carrefour. Pourtant, Colruyt semble réussir à maintenir le cap là où les autres réduisent les effectifs ou ferment des magasins. La cohésion sociale forte développée par Colruyt parmi ses employés serait-elle la clé du succès ? Le groupe insiste sur la volonté de créer un « esprit de famille ».
« Les meilleurs prix », ce slogan, c’est celui de Colruyt. Le groupe applique une politique bien spécifique : si vous trouvez moins cher ailleurs, nous vous remboursons la différence. « Colruyt pratique une philosophie à la limite de la pensée sectaire : le low-cost » souligne Claude Boffa, le directeur de gestion et distribution de Solvay Entrepreneurs (centre d’entrepreneuriat de l’Université Libre de Bruxelles). Il insiste sur le fait que cette politique est à la base de la réussite de Colruyt. Ajoutez à cela que le groupe a toujours eu un positionnement clair : ils proposent des produits moins chers que ceux de la concurrence et si ce n’est pas le cas, ils ajusteront ces prix.
Bart van Lierde, directeur du marketing du groupe, explique cette stratégie du meilleur prix : « Cela fait 35 ans qu’on travaille sur les prix rouges. De plus, on a toujours travaillé sur les coûts en faisant ici et là des économies. On a toujours exploité ces deux axes et toujours de la même façon ». Claude Boffa compare cette politique avec celle de la concurrence, jugée plus floue : « Delhaize a abandonné sa position claire qui était ‘je suis le roi de l’alimentaire et chez moi, on trouve de tout’ pour passer à différentes formules : ‘Nous avons aussi des petits prix’, ‘Nous avons aussi des magasins Discount’… On ne sait plus très bien qui ils sont ». Claude Boffa ajoute que les clients de la chaîne Colruyt n’ont pas pour autant quitté leur magasin préféré pour rejoindre les rangs des clients de Delhaize.
Une stratégie bien huilée
Une politique claire du meilleur prix associée à une culture d’entreprise forte et à un partage d’idéaux pourrait-elle donc être la recette miracle de la firme ? Ajoutons que Colruyt met au centre de ses valeurs – et donc au centre de celles de ses travailleurs – le respect du client et le service. Et à en croire les chiffres, leur stratégie fonctionne.
En 2012, Colruyt dominait le secteur avec une part de marché de 28,5% contre 22,2% pour Carrefour et Delhaize. Rappelons que Carrefour avait dû supprimer près de 1700 emplois en 2010 et Delhaize avait annoncé en 2014 que l’enseigne devrait fermer 10 magasins et licencier 1800 personnes. Qui plus est, selon une étude de Test-Achats, parue en 2014, Colruyt est l’enseigne la moins chère du royaume devant la formule discount de Delhaize, Red Market (4% plus cher), Okay (+5%), ou la chaîne néerlandaise Albert Heijn (+6%). Delhaize et Carrefour Market sont, eux, 10% plus cher.
Des fournisseurs sous pression ?
Marc Vandercammen, ex-directeur du CRIOC (Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs), explique que lorsqu’il y a une perte de bénéfice, il faut comprimer les coûts : « Dans la distribution, vous pouvez baisser les prix d’achat des marchandises, les coûts d’infrastructure ou les coûts du personnel. » Colruyt a décidé de ne pas jouer sur ce dernier facteur. La stratégie de Colruyt est d’acheter de plus gros volumes de marchandises et de ne pas miser sur d’importantes mises en scène publicitaires à l’intérieur du magasin afin de réaliser des économies.
Mais Marc Vandercammen rappelle que la franchise use d’autres systèmes : « Notamment, mettre une pression très forte sur les fournisseurs et exiger des marches arrières. Une des hypothèses de la réussite de Colruyt reposerait donc sur le fait que les fournisseurs soient mis à contribution. »
Comme le précise l’ex-directeur du CRIOC, d’autres ‘techniques’ sont pratiquées chez Colruyt. Tout est le plus économique possible : les magasins sont de grands hangars, les caisses consistent en un scanner et un écran, le sol n’est qu’une grande chape de béton. C’est en faisant de telles économies que la chaîne peut se permettre d’afficher le fameux prix rouge.
Le porte-parole du groupe, Jan Derom, n’a pas voulu nous donner le montant de ces économies mais nous pouvons lire sur le site de la marque que l’absence de monnayeur sur leurs caddies leur permet de faire une économie de 14 euros par caddy. On y apprend aussi que grâce à ses surgélateurs-coffres fermés, la firme économise « 35.000.000 kWh par an, soit la consommation d’environ 10.000 ménages ».
Des employés qui paient de leur personne
Ces économies ont un prix : elles ont des conséquences sur la santé des employés. Comme l’explique Myriam Delmee, vice-présidente fédérale du SETCA, le syndicat des employés, des techniciens et des cadres de la FGTB, « les caisses sont basiques, il n’y a pas de tapis roulant, c’est juste un scanner. Il faut donc se baisser, il faut porter des choses lourdes, plusieurs centaines de kilos par jour. Des employés ont donc souvent des problèmes de dos ».
Les employés doivent donc être en forme pour travailler, notamment pour transférer les marchandises d’un caddy à l’autre en caisse ou pour remplir les rayons. Leur physique est mis à contribution tout au long de la journée. Un travailleur porte parfois près d’une tonne par jour. C’est pourquoi une grande majorité des magasiniers de Colruyt sont jeunes. Une ancienne recruteuse pour l’entreprise et psychologue chargée du recrutement, explique: « C’est vrai qu’il y a beaucoup d’hommes et de jeunes qui se présentent chez Colruyt. Les gens qui se présentent connaissent bien souvent le travail car ils voient ce que les magasiniers font quand ils font leurs courses. Ils savent qu’il faut être dynamique, que c’est physique ».
Sébastien, employé à la centrale de Halle, confirme: « Les problèmes de santé les plus fréquents sont dus au problème de dos ou d’articulations. Les charges que l’on doit soulever tout au long de la journée en sont la cause. On a beau appliquer certaines techniques de mouvements pour économiser le dos au mieux, lier prestations et bons mouvements n’est pas facile. Je suis moi-même atteint de problèmes de dos récurrents ».
Licenciement pour cas de force majeure
Quand est-il donc des magasiniers plus âgés qui n’ont plus la force de supporter ces charges ou qui sont plus lents à la tâche ? Une ancienne recruteuse nous éclaire : « Quand un employé ne peut plus travailler en magasin, on essaye de le transférer dans un service administratif, à la centrale, à Halle. Mais ce n’est pas toujours possible. Il y a la distance : ce n’est pas envisageable qu’un travailleur d’Arlon fasse la navette tous les jours jusque Halle. Et puis, il y a aussi la langue. Il faut être bilingue pour tout travail administratif chez Colruyt ». Si un travailleur qui ne sait plus assurer sa tâche à cause de problèmes physiques n’habite pas assez près de Halle ou n’est pas bilingue, on le licencie. On appelle ça un licenciement pour cas de force majeure. Il ne serait ni la faute de l’employé, ni la faute de l’employeur.
Myriam Delmee, du SETCA, explique: « On permet au travailleur de toucher directement le chômage et on l’aide financièrement grâce à l’argent du fond social. Colruyt est d’ailleurs l’entreprise du secteur de la distribution qui utilise le plus souvent ce fond ». On assiste donc parfois à un transfert d’employés vers le domaine administratif « mais l’usage du fond social ne ment pas, Colruyt licencie pas mal. Autrement dit : chez Carrefour, quand un réassortisseur est trop vieux, on le met d’abord en caisse et puis, on le vire. Chez Colruyt, vu qu’il n’y a pas de poste précis et que tout le monde est polyvalent, on les licencie directement » conclut-elle.
Des équipes soudées
Colruyt ne manque pourtant pas de main d’œuvre. D’ailleurs, beaucoup de travailleurs interrogés « vivent Colruyt » : ils se retrouvent après le boulot pour sortir ensemble, s’amuser, se détendre entre employés du même groupe. Sébastien, travailleur pour la chaîne admet que des liens se sont tissés au boulot pour se renforcer en dehors du lieu de travail : « Beaucoup se retrouvent en dehors du travail pour aller boire des verres, faire la fête, un foot etc. ».
Un étudiant d’un Colruyt hennuyer explique : « les autres (employés) ont créé une équipe de mini-foot ensemble avec laquelle ils jouent dans une ligue une fois par semaine. Lors de la Coupe du Monde, la salle de sport de la ville avait diffusé un match sur grand écran. J’y étais avec mes amis et mes collègues étaient là, tous ensemble. Ce sont plus des amis que de « simples » collègues ».
Jean (nom d’emprunt), magasinier depuis deux ans, pense que la nature même du travail contribue à créer cette proximité entre les employés : « Ce n’est pas un travail où l’on est assis toute la journée derrière un bureau. On est toujours avec les collègues, on travaille rarement tout seul. On peut rire ensemble, s’encourager même s’il faut rester disponible pour le client. C’est comme cela que les collègues deviennent des amis ».
Si dans d’autres métiers, des collègues de travail tissent aussi des liens d’amitié, force est de constater que la direction de la chaine de magasins Colruyt mise fortement sur ce créneau : créer une famille Colruyt. Le porte-parole de la firme, Jan Derom confirme : « Colruyt organise beaucoup de formations pour inculquer le respect d’autrui par exemple ». Il estime que, de cette manière, «on regarde tous dans le même sens. C’est ça qui est important ». Ces formations permettent d’ailleurs aux employés de tisser des liens en leur offrant des visites d’abbayes, des dégustations de produits locaux, etc. Quand Colruyt organise une journée en équipe, il y a toujours une formation ou une simple discussion entre travailleurs intégrée dans cette journée : « il y a toujours quelque chose d’utile là derrière ; il ne s’agit pas d’aller faire du rafting en Ardenne et de s’en tenir à ça ». Jean confirme : « On a également beaucoup de formations MBTI (Myers Briggs Type Indicator) pour déterminer notre type psychologique, pour apprendre à se connaître mieux, à connaître mieux les autres. Cela nous permet d’adapter notre comportement en magasin ».
Il faut d’ailleurs partager les valeurs de la firme pour en faire partie, comme l’explique l’ancienne recruteuse : « Un monsieur qui venait de chez Cora m’expliquait qu’il travaillait en magasin jusqu’à l’ouverture et puis qu’il partait dans la réserve car là, au moins, il était tranquille et on lui foutait la paix, aucun client ne venait lui poser de question. Ce genre de chose ne passe pas dans une société comme Colruyt ».
« J’ai déjà croisé de hauts-responsables de l’entreprise à la centrale de Halle et on doit les tutoyer. J’ai déjà tutoyé Jef Colruyt, le directeur ».
Colruyt, étant une entreprise familiale, elle a su, malgré plus de 25.000 collaborateurs, faire perdurer les valeurs de respect et d’appartenance. Un point qui était assez important lors de la sélection est de voir si les gens se retrouvent dans ces valeurs-là. Les travailleurs en sont conscients : « Il y a effectivement une vraie culture d’entreprise au sein de la firme. Plusieurs fois sur l’année nous avons des réunions par équipes afin de nous rappeler les politiques suivies et voulues par Colruyt ainsi que les nouvelles mesures ou perspectives. » Sébastien précise que Colruyt organise ces moments pour les mettre au courant de l’ouverture d’un nouveau centre de distribution ou encore pour insister sur les valeurs de la firme. Ils discutent de l’efficacité au travail, de la communication avec les clients, de l’ambiance dans le magasin, etc. « On nous demande également au terme de ces réunions, de manière anonyme, d’évaluer le respect de ces différents points. Ceci, afin de pouvoir en tenir compte et d’améliorer ce qui peut l’être. »
Au sein de l’équipe de travail de Sébastien, le chef est très proche de ses ouvriers : « Pour le cas de mon chef en particulier, à l’instar des autres membres de mon équipe, il est fort proche de nous. Il est très disponible et il n’y a pas de barrière entre lui et nous du fait de sa fonction ». Cette proximité avec la hiérarchie est également poussée à son paroxysme comme l’illustre Jean : « J’ai déjà croisé de hauts-responsables de l’entreprise à la centrale de Halle et on doit les tutoyer. J’ai déjà tutoyé Jef Colruyt, le directeur ».
Recruter sur la base des valeurs
Le travailleur type serait un homme jeune, en forme physiquement, prompt à adopter les valeurs de l’entreprise. L’ancienne recruteuse explique : « Non, mais nous engagions surtout sur base des valeurs. Dès lors, les employés se rassemblaient car ils partageaient la même chose. Il y avait un sentiment d’appartenance. On est fier de travailler pour Colruyt ». C’est donc ce sentiment familial qui ferait la force de l’enseigne flamande.
« Même les délégués syndicaux hésitent à intenter des actions contre Colruyt car ils ont peur que ça n’affecte la firme », Myriam Delmee du SETCA.
Et Bart Van Lierde de confirmer : « Chez Colruyt, les gens (en interne) sont toujours bien informés et intégrés dans les prises de décisions. Il y a d’ailleurs une grande communication interne. Tout le monde peut changer les choses chez Colruyt, chacun a une certaine autonomie : un magasinier peut répondre à une question d’un client sans en référer à un supérieur. Chacun de nous se sent propriétaire de l’entreprise. Il y a un sentiment familial et pour une famille, tu fais toujours plus que pour en employeur ».
Cette façon de penser se retrouve même chez les délégués syndicaux, d’habitude plus critiques avec leur employeur : « Même les délégués syndicaux hésitent à intenter des actions contre Colruyt car ils ont peur que ça n’affecte la firme et son image. Dans d’autres entreprises comme Carrefour ou Delhaize, quand il y a des problèmes, on organise quelque chose sans se soucier de l’image que cela va donner à l’employeur » raconte Myriam Delmee du SETCA.
Encore faut-il adhérer à la « famille Colruyt »
Tout le monde peut-il s’adapter à un tel esprit ? Lors de notre enquête, nous avons également rencontré des employés de la firme qui n’ont pas réussi à s’intégrer. Martin (nom d’emprunt) y a travaillé un an et en garde un mauvais souvenir. Là, où certains parlent de cohésion et de famille, lui n’y a vu que les mots « Compétition, pression, comparaison, toujours plus, toujours plus vite… ». La relation qu’il avait avec ses chefs, était, selon lui, très tendue : « Quand on remplit nos rayons, dès qu’un chef passait, c’était ‘Passe la deuxième !’ ou encore ‘On met le turbo !’, et ce, quel que soit votre rythme ou vos capacités… » Martin tient à modérer ses propos : ce n’est peut-être pas le même dans tous les Colruyt mais la succursale où il travaillait était « spéciale ». Il admet avoir développé de très bonnes relations avec ses collègues, c’est avec la hiérarchie que « l’esprit de famille » n’existait pas selon lui.
L’ancien Président du CRIOC, Marc Vandercammen, justifie cette vision : « C’est une sorte de culture d’entreprise à laquelle vous êtes obligé d’adhérer. Dès le moment où vous ne vous en sentez pas à l’aise avec cette culture, vous êtes souvent tenté de vouloir partir ». La non-identification à la famille Colruyt par certains de ses employés a été à l’origine de certaines accusations de sectarisme.
Quitte à frôler le sectarisme ?
Marc Vandercammen se remémore une anecdote : « J’avais une collaboratrice qui y a travaillé et qui n’a pas pu y rester car l’ambiance était similaire à celle d’une secte. ». Le terme est revenu à plusieurs reprises lors d’interviews d’employés. Mais qu’en pensent les employés qui adhèrent au système Colruyt ? «Ce n’est pas parce que lors de nos huit heures de travail nous devons penser dans l’intérêt du client et de l’entreprise qu’après ou même, pendant, nous mangeons ou pensons Colruyt. Personnellement, je viens effectuer mes heures de travail et ça s’arrête là. Je ne déifie pas l’entreprise. Une secte, c’est du lavage de cerveau. Chez Colruyt, il n’y a pas de matraquage comme quoi l’herbe n’est pas plus verte ailleurs ». L’avis de Sébastien sera corroboré à de nombreuses reprises par d’autres travailleurs.
Pour Jean, les travailleurs intègrent toutefois fortement les objectifs de l’entreprise : « On est tellement pris par Colruyt, on est tellement dans l’entreprise, on aime tellement y travailler qu’on veut qu’elle fasse du chiffre tous les jours. On ne gagne pas plus si les chiffres de la journée sont bons, mais on veut se dépasser et parfois travailler plus pour qu’ils le soient. Et ce, un peu malgré nous. ».
Plutôt que de sectarisme, il faudrait donc parler d’une inculcation poussée des valeurs de l’entreprise. Et la méthode, si elle est critiquée, porte ses fruits. Pour le groupe, l’acceptation par la majorité des travailleurs des « préceptes Colruytiens » a sans aucun doute permis de forger l’identité de la firme et d’accentuer les résultats financiers réalisés grâce à la politique des « meilleurs prix ». Depuis 87 ans, ce qui fait vraiment la force de l’entreprise, c’est bien son esprit de famille.