« Chut, ils négocient… » chuchote Data Gueule, l’émission de décryptage en motion design, dans sa vidéo explicative sur le CETA. En 2014, cet accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada apparaissait dans l’agenda médiatique et beaucoup de citoyens européens se sont sentis dépassés par l’ampleur des négociations. La création d’un marché transatlantique était une thématique assez méconnue à l’époque et ne trouvait pas sa place dans le débat public. La première personne à parler de libre-échange en Belgique, c’est Bruno Poncelet. En 2011, il écrit un livre, Le grand marché transatlantique : les multinationales contre la démocratie, qui traite des conséquences que pourrait avoir un partenariat commercial transatlantique sur les démocraties européennes.
« La première fois qu’on en a vraiment parlé dans les média belges, c’est en 2014. On était un petit millier pour une manif à la Place Poelaert, à l’occasion du sommet du business européen » se souvient Michel Cermak, chargé de recherche sur le Commerce au CNCD-11.11.11. « On a eu un petit coup de pouce de la police de Bruxelles qui, je ne comprendrai jamais pourquoi, a décidé de nous arrêter massivement. On s’est retrouvé 350 en cellule pendant une journée, à une semaine des élections belges et européennes. Des députés ont également été arrêtés, mais ont été relâchés une fois identifiés. Du coup, ça a fait un peu de bruit et c’est passé au journal télévisé. » raconte-t-il.
Le 21 septembre 2017, le CETA est entré en application provisoire, en attendant sa ratification par l’ensemble des parlements compétents des Etats membres européens. Cet accord est le premier d’une longue série et devrait servir de modèle pour les partenariats commerciaux à venir. Selon un rapport de la Commission européenne, 51 pays sont actuellement en train de négocier un accord commercial avec l’Union européenne et 91 en possèdent déjà un. Parmi les pays en négociation, on retrouve le Viêt Nam, la Birmanie, le Japon, le Maroc, le Mexique ou encore le Kirghizistan. Tous ces traités auront, à court ou à long terme, des conséquences sur de nombreux citoyens européens. Assez paradoxalement, peu d’entre eux sont au courant de l’existence de ces partenariats commerciaux. Alors que la ratification de certains accords approche à grands pas, la question de ce que nous pouvons savoir sur ces négociations semble être inévitable.
Ligne du temps par Julien Bialas
Négociations privées
On comprend vite que c’est ici que ça se passe. Des buildings imposants se dressent les uns à côté des autres. Des drapeaux européens flottent au-dessus du rondpoint Schuman. Et les panneaux Commission européenne se succèdent depuis la bouche de métro jusqu’au pied du bâtiment. Il faut passer plusieurs contrôles d’identité et de sécurité pour trouver le bureau de Jimmy Jamar, chef de la représentation de la Commission européenne en Belgique. Il explique : « La représentation, c’est un peu comme une ambassade de la Commission en Belgique. Notre rôle, c’est de prendre le pouls, essayer de sentir ce qu’il se passe en Belgique à propos de l’Europe. Et d’autre part, expliquer ce qu’on fait en Belgique au niveau européen. On fonctionne vraiment comme une ambassade. »
“Si tu mets toutes tes cartes sur la table, tu n’as plus de marge de manœuvre pour négocier.”
Il aborde l’importance du secret des négociations : « Si tu mets toutes tes cartes sur la table, tu n’as plus de marge de manœuvre pour négocier. Tout l’enjeu est de trouver comment concilier une certaine transparence, voulue notamment par la société civile, avec la nécessité de devoir négocier en gardant cette marge de manœuvre ». A ses côtés, Oona Van Landuyt, cheffe du secteur politique de la représentation de la Commission européenne en Belgique. Elle ajoute : « Durant les dernières années, c’est devenu de plus en plus clair que la société civile se sentait plus impliquée et voulait plus de transparence. Il fallait qu’on communique beaucoup plus. »
Un effort de transparence
Changement de décor. La décoration des bureaux du CNCD – 11.11.11 est aussi différente de celle de la Commission que leurs points de vue divergent. L’affichage des murs amène une ambiance assez décontractée. Les photos d’animaux, les pétitions, les souvenirs de manifestation et les tracts anti-TTIP se bousculent et se superposent. C’est coloré !
Michel Cermak peut comprendre l’argument qui consiste à dire qu’on ne négocie pas en public. « Dans une négociation, il faut que les deux parties aient un mandat, sachent ce qu’elles sont en train de négocier et puissent le faire au calme. » Il poursuit en insistant sur le respect du débat démocratique : « Avoir au moins un moment sur six ans de négociations où un texte qui reprend les propositions des deux parties est présenté aux parlements en Europe et au Canada, quel que soit l’avancement des négociations, me semble nécessaire. Il faut un débat dans les parlements et choisir tous ensemble, avec la société civile, des options sur une série de points qui sont en négociation et puis retourner négocier. » Cette démarche est pour lui un exercice de transparence qui méritait d’être mis en œuvre.
La représentation de la Commission se défend en expliquant qu’ils sont allés dans tous les parlements belges avec la commissaire, Cecilia Malmström, pendant les négociations du CETA. Jimmy Jamar va plus loin en disant que le Parlement wallon avait demandé une séance sur chacun des traités commerciaux. Celle pour l’accord avec le Viêt Nam a déjà eu lieu et il s’engage à le faire systématiquement, étant donné qu’il y a la demande.
Michel Cermak prend le temps de rappeler que la mobilisation en Wallonie et à Bruxelles n’a pas été inutile. Les pétitions signées aux quatre coins de l’Europe et les actions d’activistes surmotivés ont permis d’obtenir de “petites victoires“, malgré l’application provisoire du CETA. « Le gros obstacle en matière de transparence était que la feuille de route que nos gouvernements donnaient à la Commission pour aller négocier, un document d’une trentaine de page qui reprenait tout ce que nos gouvernements voulaient voir apparaitre dans le traité, était secret. Même nos parlements n’y avaient pas accès avant le début des négociations. » La consultation de ce document était la principale condition pour donner un minimum de légitimité démocratique à ce processus, selon le CNCD-11.11.11. Un effort de transparence était nécessaire de la part de la Commission européenne suite aux nombreuses plaintes de la société civile. La possibilité de rectifier ces documents a donc été donnée aux parlements. Michel Cermak précise « Aujourd’hui, la démarche veut que les trente pages de départ soient publiées avant que le traité soit adopté. Comme ça, éventuellement, les parlements peuvent amender ces documents. Il y a donc possibilité de poser des balises et de prévenir la Commission que si elles ne sont pas respectées, il n’y aura pas d’accord. »
Marc Tarabella, député européen (PS), en direct du Parlement de Strasbourg confirme au bout du fil : « Je pense qu’il y a plus de transparence. Au début des négociations, c’était Karel De Gucht qui était commissaire au Commerce, on ne peut pas dire que c’était le champion de la transparence. Aujourd’hui, on peut critiquer, à certains égards, madame Malmström. Je ne suis pas du tout d’accord avec sa façon d’envisager les échanges, mais on ne peut pas lui reprocher un manque de disponibilité pour les parlements nationaux et européen. » Cependant, selon lui, l’opacité du processus de négociation de la Commission peut encore être réduite en attribuant un pouvoir intermédiaire au Parlement européen : « Dans le processus, le parlement pourrait être plus associé dès le départ, peut-être avec des votes intermédiaires, avant le vote final de ratification. »
Des dizaines de traités, parlons-en
Membre d’Ecolo J et activiste déterminé, Hugo Périlleux Sanchez, s’installe dans son bureau d’assistant à l’Université Libre de Bruxelles. Au fond du couloir, il s’assied derrière son bureau et donne son avis sur le niveau de connaissance des citoyens à propos des partenariats commerciaux de l’Europe. « Le niveau de connaissance des gens sur ces traités, tu peux le comprendre en regardant les média. C’est par les média que les gens s’informent, pas ailleurs. C’est pour ça qu’on essaye avec différents mouvements de passer dans la presse. Notre stratégie était de ne pas se focaliser uniquement sur le TTIP et le CETA. On veut parler de libre échange et de capitalisme. »
La représentation de la Commission européenne estime que c’est leur devoir de trouver des meilleurs moyens de communication avec les citoyens, mais que c’est aussi le rôle des associations et des politiciens nationaux. Jimmy Jamar pense que tout le monde à un rôle à jouer pour mieux communiquer sur l’Europe. Avec les passages dans les universités et hautes écoles, les dialogues citoyens depuis 2013, de nombreux communiqués de presse, un site internet et plusieurs centres d’information sur l’Europe, Oona Van Landuyt estime que la Commission a déjà fait pas mal de choses. « Dans nos « Europe direct info center » vous pouvez trouver toutes sortes de brochures sur le commerce. » Avant de préciser : « Si vous avez besoin de publications sur des traités qui sont moins débattus pour le moment, vous pouvez toujours nous contacter ou contacter la Commission européenne. »
De fait, il faut les contacter. On n’y trouve pas grand-chose sur les traités à venir dans ces centres d’information, voire presque rien pour le moment. Il est possible de recevoir rapidement beaucoup d’informations sur le CETA et le TTIP, ainsi qu’une brochure qui reprend quelques chiffres sur l’accord avec le Japon, mais rien sur les autres dizaines de négociations. En poussant la recherche un peu plus loin, le site internet de la Commission amène des précisions sur certains traités, parfois en anglais.
“Il y a à l’intérieur, des députés ou des employés qui font fuiter les informations.”
Pour communiquer autour de ces thématiques, les activistes ont leurs propres méthodes. Pour s’informer et s’organiser aussi : « Les militants bénévoles peuvent à la fois s’appuyer sur des gens qui sont dans des organisations qui font un travail de recherche de documents. Mais il y a aussi des relais à l’intérieur des institutions européennes qui fournissent les informations et les lieux de rendez-vous. » développe Hugo Périlleux Sanchez. Deux, trois secondes pour rechercher la vidéo sur internet et il raconte « Par exemple, pour cette action « TTIP lockdown », les organisateurs ont appris l’endroit des négociations entre les européens et américains deux jours avant. Il y a à l’intérieur, des députés ou des employés qui font fuiter les informations. » Le secret des négociations n’est donc pas imperméable. Un mail qui passe, une question posée à une personne en interne un peu distraite et les activistes s’activent pour faire du bruit et manifester leurs convictions.
Le business, à quel prix ?
Bien que les désaccords sur le contenu de ces traités persistent, la transparence du processus de négociation s’améliore suite aux nombreuses réclamations de la société civile et des citoyens européens. L’opacité des négociations diminue et le débat public prend place doucement en Europe. « Nous avons de la chance en Belgique, car la presse parle beaucoup de l’Europe. » estime Jimmy Jamar.
Des mois, voire des années. C’est le temps qu’il a fallu à Bruxelles et à la Wallonie pour obtenir quelques rectifications dans les 1600 pages du CETA. « TTIP, CETA on en veut pas !» criaient quinze mille personnes il y a plus d’un an à Bruxelles. Ils avaient le droit de chanter, de danser, de bloquer le quartier européen pour faire comprendre qu’ils étaient contre la ratification de ces traités. Les rues espagnoles, françaises et allemandes se sont aussi mobilisées pour avertir leurs politiciens nationaux que cet accord était un sujet plus que sensible. Bref, ça fait du bruit un européen. En dehors de l’Europe, parfois, c’est différent. Certains pays qui marchandent avec la Commission sont réduits au silence.
Les Vietnamiens ont -ils le droit d’en faire autant s’ils ont des craintes face à ce partenariat avec l’Union européenne ? Peuvent-ils envahir les rues d’Hanoï pour manifester s’ils se sentent en désaccord avec leurs dirigeants ? Tout le monde peut en douter. Le Viêt Nam atterri à une triste 175ème place (sur 180) du classement de la liberté de la presse de Reporters Sans Frontières en 2017. Il précède la Chine, la Syrie, le Turkménistan, l’Erythrée et la Corée du Nord. Les médias sont contrôlés par l’Etat et la loi interdit de critiquer le gouvernement. Au Viêt Nam, Michel Cermak et les 350 manifestants arrêtés en 2014 seraient probablement toujours derrière les barreaux. La transparence du processus de négociation de la Commission progresse, mais ce n’est pas encore un critère européen dans le choix des partenaires commerciaux.