Il est 9h15 du matin, Lubomir Gueorguiev doit conduire sa femme Zlatina au service culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Bercé par de la musique classique, le président du Festival Millenium affrontera les embouteillages bruxellois durant toute la matinée. Aujourd’hui, il doit amener Sophie « de la team com’ » à l’hôpital Saint-Luc afin d’acheter des lacets pour les badges du Festival, passer des coups de téléphone, aller au bureau, discuter mobilité et faire bien d’autres choses encore.
Pourtant, malgré ses trois cafés ce matin, et à seulement trois jours de la cérémonie d’ouverture, Lubomir paraît plutôt détendu. Après tout, ce n’est que la neuvième fois qu’il vit cela. Pour cette édition, le président aimerait que les jeunes qu’il appelle « les Y », se projettent davantage dans le futur, et que les différentes collaborations avec le Festival continuent d’exister. « Il faut que ça soit “sustainable” (durable, NDLR) », rigole Lubomir. « Sustainable », c’est son mot préféré, un peu comme un principe de vie qu’il applique depuis pas mal d’années déjà.
« Tôt ou tard, le système m’éjectera »
Né à Sofia, la capitale bulgare, Lubomir Gueorguiev a étudié le droit au même endroit. « J’ai grandi entre deux parents médecins », raconte-t-il. Il décrit sa mère comme « anarchiste », tandis que son père avait ce côté « plus malin, qui adoucissait les vices de l’anarchisme ». « C’est pour ça que le Festival Millenium existe », plaisante Lubomir. Se décrivant lui-même comme profondément “anti-système”, le président raconte qu’il s’est fait deux fois expulser du lycée quand il était jeune. « Tôt ou tard, le système m’éjectera, même si j’ai envie d’y rester. » Comme sa mère, Lubomir ne supporte pas non plus l’injustice, une chose très difficile à vivre alors que le pays est à cette période encore dominé par l’Union soviétique.
Petit à petit, Lubomir dit être devenu « allergique » à la situation en Bulgarie. « Le totalitarisme s’infiltre dans chaque cellule de ton corps, de ta vie sociale. Il n’y a pas de vie privée, et tes parents te mentent par peur que tu te rebelles et que tu attires des ennemis. » L’élément qui a déclenché sa décision de partir, c’est le jour où, au dernier cours du semestre, son professeur universitaire, également conseiller juridique du président bulgare, n’a pas voulu signer son carnet. Cette signature était une sorte d’attestation qui indiquait que l’étudiant pouvait continuer ses études de droit au semestre suivant. « Il n’était jamais venu de l’année, c’était son assistant qui donnait cours. Et ce jour-là, je suis arrivé en veste en jean, alors que tout le monde était bien coiffé en costard-cravate. Il n’a pas voulu signer mon carnet car je n’étais pas en uniforme. Pour un petit bazar comme ça, tu es grillé pour la vie. » Lubomir réussira quand même par la suite à faire signer son carnet par un assistant. « Mais ce soir-là », dit Lubomir, « je suis rentrée à la maison et j’ai dit à Zlatina (sa compagne, NDLR) qu’on pliait bagage ».
De Sofia à Bruxelles
Pendant six mois, le couple se tient à carreau pour ne pas attirer l’attention de la sécurité d’État bulgare. « À ce moment-là, dans la loi pénale bulgare, c’était un crime de quitter le pays sans autorisation, passible de trois ans de prison. De plus, la loi ne permettait pas non plus que toute la famille parte à l’étranger, il fallait qu’il y ait un “otage” qui reste en Bulgarie. » À la fin de ses études, Zlatina et Lubomir sont donc partis de Sofia, sans mettre personne au courant, et en laissant sur place leur bébé David, âgé de dix mois seulement. « Si on est partis, c’est aussi pour lui. On ne voulait pas qu’il vive la même vie que nous. »
En 1986, le couple bulgare arrive en Espagne « La raison principale pour laquelle nous sommes allés là, c’est parce que Zlatina avait réalisé un film qui avait beaucoup plu en Occident. Elle y avait gagné un prix. » Bien évidemment, leur objectif premier était de récupérer leur fils, David. « On nous a dit qu’ici, on ne pouvait rien faire pour nous. Il fallait aller à Bruxelles ou à Genève », raconte Lubomir. « Nous sommes donc partis à Bruxelles et avons obtenu le statut de réfugiés rapidement. À l’époque, c’était le Commissariat des réfugiés pour les Nations unies qui s’occupait de ça. Ça a bien changé », rigole Lubomir. Après un combat de deux ans, David retrouvera ses parents à Bruxelles. Ils décideront de rester en Belgique, malgré la chute du communisme en 1989.
« Le festival était une possibilité de retrouver le public en direct »
Une fois la famille installée à Bruxelles, ils créent ensemble l’ASBL Diogène et se mettent à produire des films documentaires en Belgique et à l’étranger. Lubomir commence également à produire des films et évènements avec de nombreuses institutions internationales et ONG comme Médecins sans frontières. Puis, dans les années 90, les télévisions se dirigent vers eux, ayant besoin de plus de programmes. Au final, elles se sont avérées être un filtre entre le producteur indépendant et le public. « Professionnellement parlant, on était coupé du public. Le festival était une possibilité de le retrouver en direct », raconte Lubomir.
Leur objectif devient alors de relier ces deux mondes : les producteurs indépendants et le public, via les Nations unies. Ils sont donc allés voir Antonio Vigilante, directeur des Nations unies à Bruxelles de l’époque. Celui-ci partageait les mêmes idées qu’eux, ce qui a facilité les choses. Coup de chance, les Nations unies ont aussi lancé en 2000 “les objectifs du millénaire de développement (MDG’s)”. Il s’agit de huit grands objectifs humanitaires à atteindre d’ici 2015. Parmi ces objectifs figurent entre autres la réduction de la pauvreté, l’accès à l’éducation et l’égalité des sexes. « Ces idées étaient assez proches de nos intentions. Le projet est donc parti de là. »
Pour mettre ses idées en œuvre, Lubomir organise des ciné-clubs où sont projetés des documentaires. Malheureusement, peut-être par manque de communication, le projet n’aboutit pas. Mais Lubomir ne baisse pas les bras. « On a dû penser plus grand. » En 2009, la première édition du Millenium Festival voit le jour.
“Le documentaire est un vaccin au surplus d’informations que nous rapportent les médias”
En 2015, c’est l’année où se terminent les MDG’s. Un panel de personnes se réunissent et un nouveau projet est lancé : les objectifs de développement durable ou “Sustainable Development Goals” en anglais (SDG’s). Il y en a 17 et sont à atteindre d’ici 2030. « Pourquoi ne pas en rajouter une dernière et en avoir 18 ? » interroge Lubomir. Il parle ici de la notion de « sustainable information », l’information durable.
Se considérant comme un amoureux des mots, – « à quatre ans, je lisais et j’écrivais déjà » – Lubomir trouve que les médias se remplissent de plus en plus de phrases vides. « Les gens répètent ce qu’ils ont vu ou lu dans les médias. Notre société devient de plus en plus virtuelle, les gens parlent de choses qu’ils n’ont jamais touchées. » Selon Lubomir, le documentaire est un vaccin par rapport au surplus d’informations que nous rapporte les médias. « Faire du documentaire, ce n’est pas la même chose que travailler dans les news ou les reportages. Tu travailles pendant très longtemps. Tourner un documentaire peut prendre deux, cinq ou même dix ans. En ressort de l’information durable, qui reste. Le documentaire, si tu sais l’utiliser, c’est une arme lourde. »
La 9e édition du Festival Millenium se déroule du 24 mars au 2 avril dans différents cinémas de la capitale. Cette année, l’équipe a reçu plus de 1.000 films documentaires. Seuls, 75 d’entre eux ont été sélectionnés.