24
Oct
2018

D’une violence inouïe, cet entre-deux-tours laissera-t-il le Brésil aux mains de l'extrême droite ?

Restaurant Brésilien "La Cantina" à Bruxelles. Photo: Sarah Lohisse (BBB)

D’une violence inouïe, cet entre-deux-tours laissera-t-il le Brésil aux mains de l'extrême droite ?

24 Oct
2018

Les élections brésiliennes vues de Bruxelles

Si le Brésil fait rêver par son carnaval endiablé, ses cocktails fruités et ses musiques caliente, il peut aussi être synonyme de violence, d’insécurité et de corruption. Adjectifs que l’on retrouve beaucoup dans la bouche des locaux ces derniers jours au plein coeur des élections présidentielles opposant Jair Bolsonaro (extrême droite) à Fernando Haddad (gauche socialiste). Ayant obtenu 46% des suffrages au premier tour, Bolsonaro, injustement surnommé le “Trump tropical” – le Président des États-Unis ne romantise pas les dictatures –  se présente comme favori et pourrait remporter le second tour haut la main.
A Bruxelles, notamment dans les communes de Saint-Gilles, Forest et Anderlecht, la diaspora brésilienne est très présente. Nous avons rencontré plusieurs membres de celle-ci et les points de vues diffèrent autant que dans leur pays d’origine.

Un candidat polémique, un parti controversé

Dimanche 7 octobre, Fernando Haddad, du Parti des Travailleurs (PT), est arrivé second du premier tour des élections présidentielles brésiliennes. Son parti avait été évincé en 2016 alors que Dilma Rousseff souffrait d’une procédure de destitution. Haddad, qui a convaincu 29% des électeurs, est un candidat qui a émergé tardivement, plan B de la gauche, alors que Lula ne pouvait se présenter car emprisonné pour corruption. Plus jeune et moins connu que la figure emblématique de la gauche brésilienne, il a tout de même de l’expérience en politique. Haddad a été ministre de l’Éducation pendant 7 ans, puis devient Maire de Sao Paulo entre 2012 et 2016. ‘’Il a fait beaucoup pour l’amélioration des conditions de vie à Sao Paulo, nous dit Louise, une étudiante brésilienne venue faire son doctorat à l’ULB. La politique anti-drogue de Haddad a été très importante. Il a amélioré les transports en commun, l’éducation des moins aisés et, malgré les scandales de corruption, je pense qu’il a quand même fait un bon travail concernant la diminution des inégalités sociales.’’

Pour cette élection, la stratégie n’est plus de dire que Haddad est la copie conforme de Lula, ni sa marionnette, comme on avait pu le dire de Rousseff, mais que c’est un candidat qui est lui-même puissant. Il a de l’expérience et tire un bilan positif à la mairie de Sao Paulo. Ainsi, en mettant à la fois en retrait Lula et le Parti des Travailleurs, notamment en remplaçant le rouge habituel des affiches de campagne du parti au profit des couleurs du Brésil, Haddad a tenté de capter les symboles que Jair Bolsonaro s’est accaparé.

Manifestation pro-Bolsonaro dans les rues de Sao Paulo. Photo: Pablo Albarenga

Ce second candidat se présente comme celui qui veut faire bouger l’équilibre politique du Brésil, stable depuis 30 ans. Mais il est en réalité tout sauf un outsider. Député dans l’État de Rio depuis 28 ans, Bolsonaro a une grosse carrière politique derrière lui. Cependant, à l’inverse de Haddad, il n’a jamais fait ses preuves dans des postes exécutifs, n’a jamais été maire d’une grande ville, ni gouverneur. Bolsonaro s’est fait connaître lorsqu’il a dédié son vote à un militaire, principal tortionnaire de la dictature. Une immense provocation. Il est depuis accusé par ses opposants, vidéos polémiques à l’appui, d’être misogyne, homophobe et raciste. En fin de compte, il est le grand instigateur de la désinhibition et de la libération de la parole de l’extrême-droite brésilienne. ‘’Bolsonaro a réussi à incarner une nouvelle formule de politique qui était restée silencieuse dans le pays ces 30 dernières années, explique Frédéric Louault, professeur de Sciences politiques à l’ULB et président du Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur le Brésil (GRIB). « Beaucoup de Brésiliens ont eu l’impression que l’extrême-droite avait émergé de nulle part en quelques mois. En analysant un peu, on se rend compte qu’elle était très présente au Brésil. Avant, il n’y avait pas d’offre politique qui correspondait à cet électorat. Maintenant, les Brésiliens aux valeurs très conservatrices, voire extrémistes, ont trouvé un candidat qui leur convient.’’ Maria, quinquagénaire brésilienne qui vit dans la commune de Saint-Gilles depuis 20 ans semble elle-même ravie du succès de Bolsanoro. “On dit beaucoup de choses sur lui, mais c’est quelqu’un de bien” juge Maria, C’est un bon père de famille et il est chrétien. Il faut donner à Bolsonaro l’opportunité de montrer qu’il peut répondre aux besoins du peuple brésilien.’’

‘’Entre le pire, et le moins pire’’ 

Cette élection est donc polarisée, entre un candidat d’extrême-droite et un candidat qui se positionne très à gauche depuis le début de sa campagne. Beaucoup de Brésiliens ne se retrouvent dans aucun de ces deux choix et décident de boycotter l’élection. C’est le cas de Ricardo, restaurateur à La Cantina do Brasil, dans le centre de Bruxelles. ‘’Je ne peux pas choisir. Aucun candidat ne me plait. L’un est un fasciste, l’autre un corrompu. Le choix se fait entre le pire et le moins pire. Entre la peste et le choléra comme on dit en français.’’

Frédéric Louault résume la situation : ‘’On est actuellement dans un contexte particulier au Brésil. Il y a une crise économique que le pays n’avait pas connu depuis près d’un siècle. En plus de cela, de nombreux problèmes de corruption touchent les principaux partis, de la gauche à la droite en passant par le centre. De ce fait, on remarque une forte crise de confiance envers les élites traditionnelles. Et à ce moment-là, un individu arrive, sur la base de provocations certes, mais avec un discours très brutal, en disant qu’il va mettre ces élites dehors et imposer une nouvelle façon de gouverner. Il dit qu’il va pacifier le pays par la force – discours très paradoxal, mais qui fonctionne.’’

Le Parti des Travailleurs, rassemblement hétéroclite

Le PT occupe tout l’espace politique brésilien du centre-droit à l’extrême-gauche. Le parti est né dans les années 80, au moment de la transition vers la démocratie. Pendant la dictature, entre 1964 et 1982, il n’y avait que deux partis politiques autorisés, l’un appuyait la dictature militaire, l’autre, parti d’opposition modérée, était toléré. Toutes les autres forces politiques étaient organisées dans l’illégalité. Quand en 1979, une loi a finalement autorisé la création de nouveaux partis politiques, tous les groupes qui étaient dans l’opposition clandestine, et qui n’étaient pas liés à l’ancien parti communiste, se sont retrouvés autour du projet du Parti des Travailleurs, initialement porté par des syndicalistes. Ils ont été rejoints par des guérillas, des universitaires, des intellectuels, des groupes catholiques de gauche, des groupes agraires, etc. ‘’Le PT est devenu une sorte de melting pot et il s’est structuré sur des bases très démocratiques, précise Frédéric Louault. En fin de compte, dans certains endroits du Brésil comme à Porto Alegre, le PT incarne l’aile très à gauche de l’échiquier politique, alors qu’au niveau national, il est bien plus modéré, de centre-gauche.’’ C’est cette aile modérée du parti qui a pris le pouvoir en 2002 avec l’élection de Lula, qui sombrera dans des affaires de corruption.

Une démocratie bientôt déchue ?

Aujourd’hui, le Brésil fait face à une nouvelle droite : celle de l’extrême. Une droite héritière de l’ARENA, parti militaire ayant mené le coup d’Etat en 1964. Pour de nombreux Brésiliens issus de la classe moyenne, le système autoritaire représentait une période prospère et florissante, loin des dictatures menées dans les autres pays d’Amérique Latine. Neusa, 78 ans, Brésilienne d’origine vivant en Belgique depuis deux ans, nous explique, nostalgique, que c’était la plus belle période de sa vie, le pays étant en plein boom économique. « Moi j’ai vécu la dictature pendant 20 ans. On dit que c’était une dictature, mais selon moi cela ne l’était pas » confie-t-elle. La dictature militaire serait en fait pour de nombreux locaux une forme d’idéal, d’utopie, synonyme de croissance économique et de sécurité publique. Une étude menée par DataFholo montre pourtant que 69% des Brésiliens se sentent bien en démocratie, preuve que beaucoup ne voient pas Bolsonaro comme un despote. On perçoit un ras-le-bol de la population brésilienne d’être ancrée dans un pays profondément sali et violent. Le PT a peut-être mis sur pied certains dispositifs permettant de maintenir l’ordre, il n’a pas réussi à changer les problèmes latents du Brésil. Par conséquent, on remarque une méfiance particulière vis-à-vis de la politique de gauche.

C’est surtout la stagnation qui agace. Les Brésiliens ont envie de changement quitte à en payer le prix fort : voter pour l’extrême. « Tout ce que la gauche veut faire, c’est la destruction, estime Neusa. Ils prennent l’argent de la banque brésilienne pour faire des constructions à Cuba, au Venezuela. On veut se libérer de ce système. Si je devais voter, ce serait certainement pour Bolsonaro. Il a certes des idées un peu carrées, mais je préfère avoir quelqu’un comme ça pendant quatre ans que de voir la gauche aux commandes de l’Etat. ».

A cela, Frédéric Louault, ayant vécu les élections depuis le Brésil, constate que beaucoup de gens se seraient laissés aveugler par tout le travail médiatique organisé par les élites anti-PT proclamant depuis quelques années que tous les problèmes des Brésiliens seraient à mettre sur le dos du Parti des Travailleurs. « Le vote pour Bolsonaro est en réalité un vote très irresponsable de la part des Brésiliens. Ils ne veulent pas s’avouer qu’il y a de très gros risques. Ils préfèrent prendre ces risques et sauter dans l’inconnu plutôt que de voir le PT, inoffensif pour la démocratie, reprendre le pouvoir ».

#Elenao (“Pas lui” en portugais). Mouvement contre Bolsonaro. Photo: Mìndia Ninja

Le plus gros danger qu’encourent les Brésiliens à l’heure actuelle serait de faire basculer le pays vers un système totalitaire. L’avenir du pays est entre les mains de l’électorat du second tour. A ce jour, les sondages montrent que Bolsonaro reste le grand favori, obtenant 59% des intentions de vote contre 41% pour son adversaire Haddad.

Un projet : armer les citoyens

Comment expliquer l’engouement de la population face à une personne homophobe, misogyne et raciste ? En raison de la violence armée qui règne dans le pays, beaucoup de Brésiliens seraient prêts à tout pour se sentir seguro (« en sécurité » en portugais) et, aveuglés par cette peur, fermeraient les yeux sur le reste du programme Bolsonarien.

Soixante-mille. C’est le nombre d’homicides commis au Brésil durant l’année 2017. Nos témoignages confirment que la violence est bel et bien présente dans le pays. Les citoyens ont peur. C’est la raison qui a poussé le couple Belgo-Brésilien, Neusa et Pierre, à fuir. C’est également l’insécurité qui encourage autant de Brésiliens à voter pour l’extrême-droite. Bolsonaro souhaite palier le problème en proposant d’armer tout le monde. « On est dans une société très violente. Qu’un candidat appelle lui-même à la violence et fasse lui-même des gestes violents ou qu’il appelle au meurtre, c’est très dangereux pour le pays. Il propose de démanteler les services publics. Il propose d’armer les citoyens. Son conseiller économique propose un projet hyper néo-libéral qui n’aura qu’un seul effet : renforcer les inégalités. » s’inquiète Frédéric Louault.

 Bolsonaro au pouvoir : quel avenir pour le Brésil ?

Mathématiquement, Bolsonaro a peu de chance de perdre. Le fait qu’il refuse de participer aux débats, alité après qu’il ai été poignardé lors d’un bain de foule quelques semaines avant le premier tour, le protège. Il s’expose très peu. En plus, dans l’hypothèse où Bolsonaro perdrait, il a déjà affirmé qu’il rejetterait le verdict des urnes. ‘’Cela reflète son mépris de la démocratie’’ insiste Frédéric Louault. Dans tous les cas, et c’est là le drame de ces élections, la démocratie va perdre. Si Haddad gagne, beaucoup seront soulagés car il n’y aura pas ce risque de dérive autoritaire, mais il y a peu de perspectives : l’opposition n’acceptera pas les résultats. Les militants d’extrême-droite sont désinhibés, violents et prêts à tout pour provoquer une rupture. Une élection de Haddad ne serait qu’un bon signe à court terme pour la démocratie, le dernier rempart à l’autoritarisme finalement.’’

Si trois de nos témoins se montrent impatients de voir ce que Bolsonaro pourrait apporter au Brésil, le reste des avis se montre mitigé, voire pessimiste. Leur vision en quelques extraits.

Frédéric Louault, lui aussi, a une perspective plus noire de l’avenir. ‘’L’essentiel de la gauche brésilienne est combative, mais pacifique. Elle occupera la rue, les espaces publics, ira manifester. Avec Bolsonaro président, il y a de grands risques de répressions et de dérives autoritaires, comme on le voit dans certains pays d’Amérique latine. Le pays deviendrait une sorte de Venezuela d’extrême-droite. La société a rarement été aussi clivée qu’actuellement. La dernière fois, c’était juste avant le Coup d’État de 1964. Il n’y a aucune issue pacifique et positive pour le Brésil avec Bolsonaro au pouvoir. Il va complètement détruire le Brésil.’’

Le sort du Brésil sera scellé le 28 octobre prochain, lors du second tour. Pour plus d’informations, nous vous conseillons d’écouter le podcast-débat de Radio Campus.

Levon Kirakosian – Sarah Lohisse

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