À en croire la presse du mois de février, les députés du Parlement européen, à la botte des industriels, sont en train de démembrer la réglementation européenne relative à l’agriculture biologique. On nous met en garde : si leur projet est adopté, il ouvrira une porte béante aux pesticides dans les produits biologiques. Toutefois, la dénonciation, issue du secteur biologique belge et unilatéralement relayée, semble relever d’une lecture partielle et plutôt manichéenne du dossier. Décryptage.
Tout commence à la Commission européenne. Dacian Cioloș, alors Commissaire à l’Agriculture, veut mettre un terme aux dérives constatées çà et là dans la filière biologique au sein de l’Union européenne (UE). Il entend neutraliser une série de dérogations et harmoniser les règles d’importation au sein de l’UE. L’objectif : rendre le bio réellement bio.
En mars 2014, il met sur la table sa proposition de loi, texte martyr – c’est-à-dire un texte élaboré comme base de discussions futures et dont on sait qu’il va subir de nombreuses modifications avant l’obtention d’un texte définitif. Le dossier prévoit notamment, à l’article 20, l’instauration d’un seuil de « décertification » automatique. Ce seuil, qui serait commun à tous les pays de l’Union européenne, correspond au niveau de résidus de contaminants (pesticides et OGM) au-delà duquel un produit perdrait son label biologique : il se verrait « décertifié ».
Un dossier en cours de digestion
Une fois déposée, la proposition de la Commission suit son habituel trajet dans les entrailles législatives européennes. En septembre 2014, le projet passe aux mains des députés européens, plus précisément à la Comagri (commission parlementaire Agriculture et Développement rural). Là, dans ce petit sous-groupe du parlement, le texte martyr est disséqué par plus de 400 amendements adoptés le 13 octobre 2015. Le nouveau texte est depuis lors discuté lors des trilogues – qui désignent, dans le jargon institutionnel, les négociations entre Commission européenne, Parlement européen et Conseil des ministres.
Les salades de la presse
Début février 2016, le secteur agricole biologique belge se réveille… et tire la sonnette d’alarme. Le 9 février, Le Soir titre Le Parlement européen menace le label bio. L’association Nature et Progrès lance la pétition Des pesticides dans la bio, jamais ! Le ministre wallon de l’Agriculture en appelle à “refuser le sabotage !”. L’emballement médiatique se poursuit avec EurActiv, RTL, FranceTV, jusqu’à la Libre Belgique qui tire en Une le 27 février Pourquoi le bio risque de ne plus être vraiment bio.
Presque tous dénoncent la dérégulation de l’agriculture biologique par le Parlement européen. L’une des modifications apportées par les députés de la Comagri au texte de la Commission européenne est particulièrement épinglée : la suppression de l’article 20, qui prévoit de retirer le label biologique des produits s’ils sont contaminés au-delà du seuil admis. C’en serait fini du dispositif de décertification. Ce qui « reviendrait à autoriser les pesticides ou les substances chimiques dans les produits et cela, sans risque de perdre la certification biologique » lit-on sur le blog de FranceTV. Si le projet est adopté, il n’y aura « plus d’intérêt à parler d’agriculture bio », conclut l’association belge Nature et Progrès dans la Libre Belgique. Les choses sont-elles si simples ?
Tentons, au-delà des angélismes et des diabolisations, de démêler le nœud du dossier. Qu’est-ce que les parlementaires reprochent au texte de Dacian Cioloș ? Que contiennent les amendements écrits par les parlementaires ?
Prévention contre décertification
L’objectif du Commissaire Cioloș était de mettre en place un label européen plus exigeant, mais force est de constater que son texte n’est pas à la hauteur de ses ambitions. Ainsi, le texte initial propose de décertifier un produit si des résidus chimiques sont détectés en trop grande quantité lors de son contrôle. Très bien. Mais rien n’est prévu quant à la prévention de ces contaminations. Qui plus est, la proposition n’exige pas de contrôles à chaque étape que franchit un produit biologique, du champ à l’étalage.
Autrement dit, un producteur qui triche en décontaminant ses produits avant le contrôle pourrait passer entre les mailles du filet.
« On fait croire au consommateur qu’il consomme un produit sans pesticides, parce qu’il a subi un petit lavage avant la commercialisation, explique Patrice Audibert, attaché parlementaire de l’eurodéputée belge Frédérique Ries (ALDE). Mais on ne prouve en rien que tout au long du processus de production, aucun pesticide n’a été utilisé. C’est pour ça qu’une majorité d’États membres et de parlementaires s’oppose à la proposition de la Commission européenne. »
Pour éviter ces fraudes, les parlementaires de la Comagri (commission parlementaire de l’Agriculture et du Développement rural) ont proposé un nouvel article, le 20 bis. À la place de la décertification, celui-ci se focalise sur la prévention. Il met en place des mesures de précaution lors de la production, de la préparation et de la distribution.
« Si un cahier des charges strict était respecté, s’il y avait un contrôle de qualité à chaque étape de la fourche à l’assiette, on ne serait pas obligé de décertifier les produits. Il n’y aurait pas d’acceptation de seuil de contamination : il y aurait une tolérance zéro » (Patrice Audibert)
Le seuil au congélateur
Autre lacune du texte martyr : il ne fixe pas le niveau du seuil de décertification. En fait, la Commission prévoit de le faire ultérieurement par actes délégués – c’est-à-dire par un groupe opaque d’experts nationaux non-élus démocratiquement.
Les parlementaires de la Comagri ne fixent pas non plus le niveau du seuil de décertification. Contrairement à une idée relayée dans bon nombre de médias, ce n’est pas pour autant qu’on le jette à la poubelle. Au bas de l’amendement de l’article 20, les parlementaires ont indiqué vouloir définir un seuil harmonisé à tous les États membres mais ce seuil devra être établi sur la base des analyses que fourniront annuellement les pays européens, après mise en œuvre de l’ensemble des mesures de précautions édictées. Il faudra donc être patient avant qu’un seuil de décertification harmonisé ne voie le jour.
Résultat mitigé quant à la fixation du seuil, donc. La difficulté est technique, mais aussi politique. « Il n’y a pas d’harmonisation à l’heure actuelle à l’échelle des États membres de l’Union européenne sur cette question des seuils, explique Éric Andrieu, eurodéputé (S&D) siégeant à la Comagri. Certains pays, dont la Belgique, ont des seuils, certes bas, mais qui existent. D’autres pays ont d’autres mesures de protection. » Il faudra pourtant mettre tout le monde d’accord. La mission s’annonce difficile, d’autant plus que les intérêts économiques du secteur sont importants. « Tous les lobbys possibles et imaginables sont en train de s’activer pour baisser les standards » prévient José Bové, europarlementaire écologiste de la Comagri. « Je suis, moi, pour un seuil à 0 % ». José Bové craint de voir le niveau de tolérance relevé année après année, sous la pression des lobbys, si un seuil moins strict était établi.
Chercher le responsable de la contamination
Troisième lacune de la proposition initiale de la Commission : elle ne pose nullement la question de la responsabilité de la contamination. « Instaurer un seuil de décertification est insuffisant », affirme Éric Andrieu. « La question est beaucoup plus complexe que cela : il faut connaître l’origine de la pollution pour pouvoir sanctionner le producteur ou non. »
En effet, plusieurs causes, imputables ou non au producteur, peuvent être à l’origine d’une contamination des produits biologiques : un traitement chimique frauduleux, une négligence de la part du producteur ou un accident inévitable (une dérive de pulvérisation venues de champs voisins, par exemple).
Concrètement, les parlementaires chargent des instances de contrôle de déterminer au terme d’une enquête l’origine de la pollution. Ces contrôles permettront de sanctionner le producteur s’il y a eu manquement de sa part, en retirant le label du produit ou en décertifiant totalement le producteur (article 26 bis).
Qu’en est-il des agriculteurs dont la production a été accidentellement contaminée par des exploitants voisins ? Leurs produits « peuvent être considérés comme commercialisables après examen par les autorités compétentes » (art. 20 ter). Cette solution paraît a priori accommodante : pour ne pas culpabiliser un agriculteur « innocent », sa production polluée pourrait tout de même être vendue au consommateur, si l’instance de contrôle le permet.
« Si un agriculteur triche, il est normal de sanctionner et de retirer ses produits du marché. Si c’est un agriculteur qui est victime de tiers, il faut compenser le manque à gagner pour celui-ci. Et c’est là que ça coince. » (Éric Andrieu, eurodéputé S&D)
Un dispositif d’indemnisation tué dans l’œuf
En effet, là se loge l’une des grandes faiblesses, à la fois du texte de la Commission et des amendements du Parlement européen : aucun dispositif d’indemnisation n’est exigé pour les agriculteurs dont la production agricole a été contaminée contre leur volonté.
Le texte de la Commission européenne donnait la possibilité (sans pour autant ordonner, là est la nuance) aux États membres de procéder à des paiements nationaux ou de recourir à « des instruments de politique agricole commune » pour indemniser ces agriculteurs.
Un deuxième sous-groupe du parlement s’est montré plus ambitieux : la Comenvi (commission parlementaire Environnement, Santé publique et Sécurité alimentaire) chargée de donner son avis, non-contraignant, sur la proposition de la Commission européenne. Elle recommande d’exiger des États membres (et non plus seulement de leur proposer) l’instauration du principe du “pollueur-payeur” pour compenser les pertes subies par les agriculteurs biologiques. Car « les agriculteurs [accidentellement contaminés] devraient avoir la possibilité de demander des comptes aux opérateurs responsables d’une telle contamination ».
Le hic, c’est que « les États membres ne veulent pas rajouter des moyens pour compenser les agriculteurs qui auraient été victimes de pollution » explique le parlementaire Éric Andrieu.
Faute de grives, on mange des merles : les députés de la Comagri ont préféré la voie médiane. Déculpabiliser les agriculteurs accidentellement contaminés, oui. Mais faut-il pour autant assouplir les exigences de vente des produits affectés ? La solution ne plaît pas à tout le monde. José Bové, le député du groupe des Verts, est favorable au système du pollueur-payeur : « Je suis […] pour une indemnisation obligatoire payée aux producteurs bio et financée par une taxe sur les ventes de pesticides ».
Prendre le mal à la racine : les pesticides
Bras de fer costaud, le jeu parlementaire n’accouche pas toujours de solutions totalement satisfaisantes. Rappelons que rien n’est encore joué : les négociations se prolongeront jusqu’au vote du texte final en séance plénière.
En attendant, le Parlement européen, étendard des citoyens, tente de se frayer une voie au sein de multiples rapports de force conflictuels : entre droit des consommateurs, protection de l’environnement et des agriculteurs, intérêts nationaux et pressions des lobbys. Et ce, dans l’arène restreinte du projet de loi dont la Commission européenne a l’initiative. Ici, le cadre est limité à la volonté de rehausser les exigences dans l’agriculture biologique.
Mais n’est-on pas monté au mauvais front ? Sans contrer le recours intensif à l’agrochimie dans l’agriculture conventionnelle, la stratégie de la Commission européenne est contre-productive, déclare l’eurodéputé vert allemand Martin Häusling, rapporteur élu de la Comagri. « Pour atteindre un niveau zéro de contamination, il ne faut pas mettre la charge sur le dos des agriculteurs biologiques. Là est l’erreur dans le projet de la Commission : elle ne dit rien au sujet de l’usage des pesticides dans l’agriculture conventionnelle. » Le rapporteur souligne en outre le jeu ambigu d’une Commission européenne à la fois intransigeante en matière d’agriculture biologique et permissive quant au glyphosate ou Roundup, jugé « probablement hautement cancérigène pour l’humain » par l’OMS (Organisation mondiale de la Santé), dont elle est sur le point d’autoriser le renouvellement pour une durée de quinze ans.