Le Maroc est un pays à 99,9% musulman, ce qui incite trop souvent à associer systématiquement Marocain et musulman, comme si les deux étaient forcément indissociables. Pourtant, la Belgique compte en son sein 2 000 juifs d’origine marocaine. Nous avons rencontré l’un d’entre eux, et pas n’importe lequel : le Grand rabbin de Bruxelles, Albert Guigui. Né à Meknès, au Maroc, il est arrivé en Belgique en septembre 1970 en provenance de Tanger où il enseignait l’hébreu, la Bible et l’histoire juive dans les écoles de l’alliance israélite universelle. Depuis 47 ans, il officie dans la grande Synagogue de la ville de Bruxelles et œuvre au quotidien pour rappeler à chacun les liens historiques entre les différentes communautés à une époque où les crispations identitaires tendent à éloigner les gens les uns des autres.
Vivre-ensemble ici, vivre ensemble là-bas
Albert Guigui : « Je pense qu’un juif marocain représente un lien très fort entre la société occidentale et les Marocains parce que le juif marocain, c’est l’homme qui essaie d’établir la jonction entre les deux, de montrer que finalement le Maroc est, contrairement à ce qu’on dit, un pays d’une grande ouverture.
En Europe, on parle beaucoup de vivre-ensemble mais c’est très difficile de vivre ensemble ici. Insister sur le vivre-ensemble est d’ailleurs un signe que ça ne se fait pas naturellement. Au Maroc par contre, vous n’entendrez jamais parler de vivre-ensemble mais ils vivent ensemble. C’est quelque chose de naturel, on n’y songe même pas, ça va de soi. Ici, on en parle mais on n’y arrive pas. (…)
Vous savez, les pays arabes ne sont pas des pays où on martyrise les juifs. Au contraire, on a vécu en osmose pendant des siècles et des siècles comme durant l’âge d’or au Moyen-Âge durant lequel juifs, arabes et chrétiens vivaient ensemble et échangeaient. Ça veut dire que le juif et le musulman ne sont pas condamnés à être toujours en conflit, ils peuvent vivre ensemble et vivre bien. C’est une chose à laquelle je crois fermement et d’ailleurs l’Histoire nous le prouve à travers des périodes magnifiques. Aussi, au niveau religieux les points communs sont très nombreux. La base de l’islam et du judaïsme est la foi en un Dieu unique. Cette base est commune aux deux religions, tout comme l’amour de ce Dieu et du prochain. »
« Ma maison est une maison de prière pour toutes les Nations »
« La synagogue est ouverte à tout le monde, tous les jours et sans aucune restriction. Même pendant les offices, tout le monde est le bienvenu, dans le respect des convictions religieuses bien sûr. Comme disait le prophète (Isaïe, ndlr), “ma maison est une maison de prière pour toutes les Nations”.
Nous organisons aussi des débats avec les représentants des autres cultes. En décembre, nous avons accueilli ici le cardinal Monseigneur De Kesel ainsi que Salah Echallaoui, le président de l’Exécutif des musulmans de Belgique. On se voit parfois publiquement, comme en décembre dernier, et parfois entre nous. C’est très important de se voir, de se parler.
Nous vivons à une époque où la communication n’a jamais été aussi sophistiquée. Ce qui se passe à Honolulu, on le sait à la minute près. Mais la solitude n’a jamais été aussi grande. Les gens sont seuls car on ne communique que par écrans interposés. On ne se parle plus, on s’écrit par SMS. Je n’oublierai jamais ma visite chez une vieille dame dernièrement. Quand je lui ai demandé comment ça allait, elle m’a répondu : ”Oui, oui, ça va bien. On est toujours à cinq. Moi et mes 4 murs.” Ça a été comme une flèche dans mon cœur. “Moi et mes 4 murs”. La solitude de cette dame. C’est ça le drame. »
Ni tolérance, ni charité
« Lorsque j’enseignais l’hébreu à Tanger, je comptais parmi mes élèves des étudiants musulmans. C’est en fait assez logique car l’arabe et l’hébreu sont deux langues qui se ressemblent énormément. Ce sont deux langues sémites, elles partagent la même grammaire et 40% du vocabulaire est similaire aux deux langues. Une ressemblance linguistique met d’ailleurs bien en lumière une valeur commune aux deux religions. Dans islam comme dans le judaïsme, quand on vient en aide à quelqu’un, on ne parle pas de “charité”. Le terme “charité” est condescendant : lui est un pauvre, moi je suis riche, je lui donne. On utilise le terme de “tsedaka” en hébreu ou “sadaqa” en arabe qui signifie “justice”. On considère que cet homme qui n’a pas de moyens a subi une injustice sociale et que nous devons réparer cette injustice en lui offrant ce dont il a besoin. L’objectif final, c’est de préserver la dignité humaine.
Dans le même ordre d’idée, je n’aime pas le mot “tolérance”. C’est un mot malheureux. “Tolérance” dérive du terme “tolérer” et tolérer, c’est supporter : je n’ai pas le choix, il est là et je dois l’accepter, je fais un effort. Moi je ne veux pas être toléré, je veux être accepté comme je suis. C’est pour ça que je demande aux politiques de changer “tolérance” en “droit à la différence“. »
Le rêve d’un Moyen-Orient pacifié
« Aller vivre en Israël tente tous les juifs mais ce n’est pas parce que je suis tenté que je dois y aller. J’ai fait le choix de venir en Europe et je ne le regrette pas, mais j’aime Israël et je considère que chacun doit avoir le droit de vivre et de défendre son territoire. Je suis évidemment pour que les juifs et les Palestiniens puissent vivre en harmonie, chacun dans leur pays. Je rêve d’un Moyen-Orient pacifié où, un peu comme l’Europe, les économies seraient imbriquées les unes dans les autres et où, plutôt que de penser à s’entretuer, on pensera à développer la région. Parce que finalement le Moyen-Orient a tous les atouts : le soleil, la main d’œuvre, les cerveaux. Il y a tellement d’intelligence dans cette région ! Ils ont l’argent et les richesses souterraines, ils ont tout pour être heureux. Je crois et j’espère que, de mon vivant, je verrai un jour les Israéliens et les Palestiniens vivre en paix. »
Propos recueillis par Noé Boever, Alice Dewert, Meriem Marghich et Assia Labchara