Ce sont des entrepreneurs enthousiastes qui ouvrent la seconde journée des Assises du Journalisme de Tours. Leurs jeunes médias ont suffisamment brillé pour les projeter sur le devant de la scène, au centre de l’attention de toute une profession. Leurs médias s’appellent Cheek, Particité, Ijsberg ou l’Imprévu. Tous ont déjà affuté leurs griffes et leurs modèles économiques. Et pourtant, on ne peut qu’être interpellé par les sacrifices auxquels ces jeunes sont prêts à consentir. La plupart d’entre eux ne sont pas rémunérés par leur activité entrepreneuriale. Tour d’horizon.
Claire Berthelemy (cofondatrice et directrice générale de L’Imprévu) raconte son média créé essentiellement sur des fonds propres de la part des fondateurs et un peu de « love money ». Ces derniers ont fait le pari d’un modèle économique fondé sur les abonnements et les formations, sans publicité. Leur responsabilité d’employeur les incite à la prudence : « Si on n’a les moyens que de payer deux piges, il ne faut surtout pas en commander 20 ». Et d’ajouter : « On rétribue nos pigistes, mais on ne se paie pas encore ».
Comme Cheek Magazine, L’Imprévu avait 30 000 euros de capital au départ #Assises2016
— Claire Courbet (@clairesnews) 10 Mars 2016
.@ClaireBerthelet : payer à la validation du sujet, en salaire, et pas 3 mois après en facture c’est important pour nous #assises2016 — Maëlle Fouquenet (@mfouquenet) 10 Mars 2016
Sébastien Bossi-Croci est créateur et rédacteur en chef de Ijsberg magazine, un média d’enquêtes long format qui peuvent se lire selon trois temporalités. Le média a connu quelques difficultés financières et a dû, malgré lui, rémunérer certaines piges avec d’importants retards. Une situation normalisée aujourd’hui, grâce aux subventions, selon le rédacteur en chef. La gestion quotidienne reste toutefois difficile alors que seul Sébastien Bossi-Croci est à ce stade rémunéré, par l’intermédiaire d’un contrat d’apprentissage. Il espère que le reste de son équipe sera bientôt sous le même régime.
ijsberg : fonds propre 30 000€
modèle : média sans pub + agence qui dvpe des contenants et pas de contenus (des algo et un CMS)#assises2016— Maëlle Fouquenet (@mfouquenet) 10 Mars 2016
Faustine Kopiejwski a co-fondé un pure-player féminin, Cheek magazine, avec un peu moins de 30 000 euros pour fonds de départ, grâce à une opération de financement participatif via KissKissBankBank, « avec un peu de notre apport personnel ». Pour subsister, Cheek a également développé son agence de contenu : « On vend des projets éditoriaux à des marques. C’est du native adverstising, qui n’est autre que le bon vieux publireportage remis au goût du jour, mais présenté de façon très transparente chez nous ». Un modèle économique fondé sur la diversification, puisque la production journalistique à elle seule ne suffit pas.
“@MagazineCheek on est d’accord pour dire qu’on ne veut pas travailler autre part meme si parfois on galère” @FaustFaustFaust #assises2016 — Juliette Redivo (@JulietteRedivo) 10 Mars 2016
Enfin, Alice Pitoizet, cofondatrice et directrice générale de Particité.fr, a inventé un média local d’investigation basé à Grenoble. Ce projet est né dans le cadre scolaire, avec quelques étudiants de Master 1. « Notre professeur nous a encouragés à monter le média suite à un cours très bref, de trois fois 2h. Mais au-delà du cours, il y a eu très peu de suivi au sein de l’école ». L’expérience a débuté grâce au crowdfunding sur la plateforme KissKissBankBank qui a rapporté aux étudiants un peu moins de 3000 euros. Ils ont également obtenu une subvention à la création, ce qui leur a permis de démarrer avec une enveloppe de 10 000 euros environ. « On fait payer nos lecteurs à l’abonnement. L’objectif est de fournir une enquête à la semaine. Chaque enquête est réalisée sur trois semaines à un mois par un rédacteur ». Mais là encore, les fondateurs ne se rémunèrent pas. Alice Pitoizet explique d’ailleurs travailler dans un bar.
Pas de rémunération non plus du côté du jeune média long format Le Quatre heures, comme nous l’apprendrons hors débat de la bouche de l’un des fondateurs, Charles-Henri Groult.
On doit être multitâches raconte Alice Pitoizet de @Particite. Mais est-ce la vocation de tous les journalistes ? #assises2016
— Pierre Leibovici (@pierreleibo) 10 Mars 2016
Un optimisme à toute épreuve
Ces réalités difficiles n’entament pas l’optimisme des différents entrepreneurs. Tous estiment avoir leur place dans le paysage médiatique. Pour la plupart, ils ont créé leur start-up par frustration par rapport aux contenus qu’ils trouvaient dans les médias en ligne. Pour Alice Pitoizet : « La carrière journalistique toujours difficile à la sortie des écoles. Dans ces conditions, je préférais créer une boite qui me plait plutôt que de faire du bâtonnage de dépêches… parce que c’est clairement ça qu’on nous proposait au sortir des écoles ».
« Des projets admirables » soulignera un journaliste de l’Express présent dans l’assistance. Mais, bien qu’on leur souhaite à tous beaucoup de succès, on ne peut s’empêcher de se demander : « Combien d’entre eux subsisteront, dans les années à venir ? ».
Un challenge pour les écoles et les associations
Les situations exposées posent deux questions. La première concerne la place qui doit être accordée, dans les formations au journalisme, à l’entrepreneuriat. Jacques Rosselin (Directeur de l’EFJ) s’interroge : « On a l’impression que le discours dominant aujourd’hui c’est ‘tous les journalistes doivent être entrepreneurs, sinon ils ne vont pas y arriver’. Or, journaliste-entrepreneur est un mot un peu galvaudé. Ce qui est vrai par contre, c’est que tout journaliste peut devenir un média. Moi je dis toujours à mes étudiants ‘vous êtes vous-même un média, mais pas forcément un entrepreneur’ ». Le questionnement a le mérite de mettre en lien direct enseignement et marché du travail. Le marché est-il en effet prêt à absorber des cohortes de nouveaux médias ? Cela dépendra entre autres des offres d’abonnement que développeront les start-ups, le lecteur n’étant pas forcément prêt à multiplier ses abonnements payants à l’infini.
La seconde question s’adresse directement aux associations professionnelles. Comment intégrer parmi les professionnels du journalisme, au sens syndical du terme, ces nouveaux acteurs émergents de l’information, alors même que l’octroi de la carte de presse impose à ses détenteurs de tirer la moitié de leurs revenus d’une activité journalistique? Ceux qui innovent restent aux marges. Une question qui devra en tout cas être débattue puisque la mutation de la profession s’opère en faveur d’acteurs qui prônent des approches innovantes, souvent en dehors des médias institutionnels.