Le webdocumentaire Les Nouveaux pauvres, co-produit par la RTBF, vient tout récemment de paraître. Son réalisateur, Patrick Séverin, est également documentariste et journaliste. Cela malgré le fait qu’il n’ait plus de carte de presse et ne travaille plus pour une rédaction. Adepte des formats transmédiatiques, il revient sur ces derniers projets, tout en nous livrant sa vision de la société et du journalisme.
Avec des titres de documentaires tels que #Salauds de pauvres ou Les parasites, on constate dans vos réalisations que vous faites un journalisme engagé. Cet engagement est-il important pour vous ?
Je préfère assumer mon point de vue plutôt que de faire semblant que je n’existe pas et que mon message, désincarné, illustre la réalité. Mon message reflète mon regard sur le monde à un moment donné. C’est pour ça que je suis à cheval entre du journalisme et du documentaire. Avec notamment un regard et une vision du monde que je partage et je préfère l’afficher en tant que tel plutôt que de faire comme si ce n’était pas le cas.
Dans cette perspective, pensez-vous que le journaliste doit quitter ce mythe de l’objectivité ?
Je ne sais pas si le journalisme doit le quitter. Mais moi, c’est avec une certaine subjectivité que je suis le plus à l’aise. Je pense qu’une partie du public recherche ça aussi. Notamment depuis l’avènement des nouvelles technologies, l’information brute, on la trouve partout. Elle n’a plus aucune valeur. Ce qui a de la valeur maintenant, c’est l’analyse, c’est le regard, c’est le décorticage, c’est la plus-value.
Vous considérez-vous donc encore journaliste ?
J’ai eu une carte de presse, mais quand j’ai quitté la rédaction où je travaillais, je l’ai perdue. Le journalisme n’est pas mon métier à temps plein. Ce n’est pas ça qui me fait gagner ma vie. Mais quand je travaille sur des projets comme ça, je le fais avec ma casquette de journaliste. Dans mon ADN, je me sens toujours journaliste en tout cas. Je suis dans une zone entre le journalisme, le documentaire qui relève plus du cinéma et de l’art, et la communication. Dans une zone au milieu où tout le monde se situe. Même les journalistes purs et durs flirtent parfois avec ça. Moi j’y suis de façon assumée. Et ça ouvre des portes nouvelles et permet de faire des choses autrement.
“On est la première génération qui va vivre moins bien que ses parents”
Vous avez réalisé différents documentaires sur la pauvreté, ce thème vous tient-t-il à cœur ?
Je répondrais bien « pas du tout » de but en blanc, mais ça paraîtrait un peu dur ! (Rires) Non ce n’est pas ça du tout. C’est un cycle qui se met en place à partir du moment où tu travailles dessus. La pauvreté en tant que telle n’est pas mon cheval de bataille. Mon cheval de bataille, c’est la question de citoyenneté et du rôle qu’on peut jouer dans la société. Du coup, la question des inégalités est une question cruciale à ce niveau-là. La question de comment chaque citoyen peut se positionner par rapport à ça c’est quelque chose qui m’attire. Et donc, c’est plus cette question-là qui m’a amené à parler de pauvreté et de précarité. Par exemple pour Les parasites, ça ne parle pas du tout de précarité, mais de la relation au travail, le regard sur le chômeur ; ce n’est pas la pauvreté en tant que telle.
A travers ce focus sur les inégalités, qu’est-ce qui vous a amené à traiter votre dernier sujet, Les Nouveaux pauvres ?
On parle de nouveaux pauvres ici, c’est quand même interpellant. J’ai grandi à une époque on nous disait qu’on était issu d’une génération de gâtés, une génération de protégés. On nous a vendu le progrès et c’est ce qui fait que systématiquement, les enfants qui naissaient vivaient mieux que leurs parents. Il y avait l’ascenseur social qui faisait que des enfants d’ouvriers allaient devenir employés, les enfants d’employés allaient devenir cadres.
Aujourd’hui on constate qu’on est la première génération qui va vivre moins bien que ses parents. C’est interpellant quand même, on vit dans une société où il y a un lien entre le format qu’on choisit, la forme qu’on choisit et le fond. On est dans une société qui est en pleine mutation notamment grâce (ou à cause) des nouvelles technologies : la numérisation, la robotisation. On vient encore d’annoncer des milliers de licenciements chez ING à cause de la robotisation. Ce que je constate c’est que les réponses qu’on apporte ne sont pas les bonnes. La Belgique n’a jamais été aussi riche que maintenant, mais la façon dont cette richesse est répartie est de plus en plus inégale. Il y a d’autres pistes qui sont plus intéressantes, plus égalitaires.
“Si mon journalisme est engagé, il l’est dans le sens où je n’écris pas des choses sans effet, j’ai envie que ça ait un impact”
On remarque que vous travaillez en Transmédia, quelle importance cela a-t-il pour votre sujet ?
Cela n’en a pas par rapport au sujet, mais par rapport à ce que je fais. C’est-à-dire qu’en sortant d’une rédaction, n’étant plus dans un média, j’ai considérablement bridé mon impact public. Et donc ce que je fais, ce n’est pas pour me faire plaisir. Je le fais pour toucher des gens, pour avoir un effet. Je reviens sur ce journalisme engagé. Si mon journalisme est engagé, il l’est dans le sens où je n’écris pas des choses sans effet, j’ai envie que ça ait un impact. Au minimum que ça fasse réfléchir les gens, et de façon rêvée, que cela fasse agir les gens. Quand je fais un projet tel que celui-là, je n’ai pas envie que ça touche 12 personnes. J’ai envie que ça touche le plus large spectre de gens possible. Le transmédia permet ça, de parler à des publics différents, de façon différente avec des angles différents et des outils différents. Mais avec chaque fois le même message, la même information. Du coup, pour un journaliste, c’est hyper plaisant. C’est comme pour un musicien qui pourrait jouer plusieurs instruments, mais avec la même partition. C’est nettement plus excitant.
N’avez-vous pas peur avec de tels supports de vous limiter à un public principalement jeune ?
Transmédia, ça ne veut pas dire web. Justement dans le projet Les Nouveaux pauvres, une série radiophonique est incluse. Ça nous permet de toucher des publics différents. Il y a aussi une version presse papier avec le journal l’Alter Echos. Ça permet de toucher un public plus professionnel. Et puis même sur le web, moi je ne suis pas un geek, je ne suis pas quelqu’un des nouveaux médias nécessairement. Je ne fais donc pas ce projet pour moi. Quand je fais un projet sur le web, j’essaie de le rendre le plus accessible possible. Pas de faire le truc le plus hype, le plus technologiquement innovant, mais d’utiliser la technologie justement pour composer des histoires ou des récits et des innovations narratives qui peuvent toucher un public le plus large possible.
Comment entamez-vous votre réflexion entre le support et le sujet ?
Pour Les Nouveaux pauvres, ça a été très long. Il y a deux ans de production pour arriver au résultat qui est en ligne pour le moment. Sur les deux ans, j’ai passé un an et demi à chercher comment j’allais construire, sur quelle plateforme j’allais le mettre et quel outil utiliser.
Quant au choix de la thématique, le point de départ c’est qu’il y a toute une partie de la classe moyenne qui est aujourd’hui dans une fragilité et précarisation de plus en plus importante. Or, on constate qu’il n’y a pas de prise de conscience de cette population. Les mouvements sociaux sont de plus en plus désinvestis. Et, à la limite, les gens dont on parle dans le documentaire sont les premiers à critiquer les syndicats et les grévistes quand il y a des mouvements sociaux. Et ça s’explique par le fait qu’il y a une fragmentation du monde du travail et de la société d’aujourd’hui. Avant il y avait les ouvriers, les employés et les patrons. Quand les ouvriers n’étaient pas contents, ça faisaient une grande partie de la population, et les choses devaient obligatoirement changer.
Aujourd’hui, parmi les ouvriers, les employés et même les chômeurs, il y a des tonnes de statuts différents : CDI, CDD, intérimaires, stagiaires, indépendants… Il y a vraiment un million de statuts différents. Je ne voulais donc pas dans mon documentaire renforcer cette fragmentation. Pour cette raison-là, je n’ai pas eu recours aux témoignages. A priori, dans les documentaires, la première chose qu’on fait c’est chercher des témoins et raconter l’histoire de ces gens là. Je me suis éloigné de cette piste-là, parce que si je racontais l’histoire de quelqu’un, par exemple d’un maçon, l’intello qui allait voir ça n’allait pas se reconnaître. On a donc choisi d’avoir recours à une fiction, avec des personnages suffisamment déterminés pour qu’on les rende sympathiques et qu’on puisse s’identifier à eux. Ils sont indéfinis, ils n’ont pas de noms, pas d’âge, on ne connaît pas leur métier. Pour que tout le monde puisse se reconnaître en eux, sans se dire « ça ne me concerne pas, ça c’est les autres ». Je n’ai donc pas fait rentrer le fond dans la forme de mon webdocumentaire. Mais j’ai construit la forme en fonction du fond.
Finalement, à travers vos protagonistes, obtenez-vous chaque fois la réaction du public que vous espériez ?
Parfois il arrive que non. Pour des projets que j’ai déjà fait, notamment qui parlaient du chômage, plutôt que d’amener à plus de compréhension, je me rendais compte que ça renforçait les positions des “pour” et des “contre”, et que ça ne créait pas de dialogues. Ici, j’essaie d’aller plus loin et d’anticiper les réactions du public dans la construction même du sujet.
Belle initiative que ce sujet.