En 2050, neuf milliards d’humains habiteront la planète. La science ne cesse d’explorer les différentes options nutritives afin d’anticiper les problèmes de durabilité des ressources, de protection de l’environnement et de sécurité alimentaire. Les scénarios de repas du futur foisonnent : insectes, algues, viandes et poissons synthétiques, légumes imprimés en 3D… Mais si un jour, nous ne mangions plus du tout ?
Dans une société où les douze heures d’une journée ne suffisent parfois plus pour réaliser l’intégralité de nos tâches quotidiennes, nous avons tendance à échanger nos “pauses nourriture” contre du temps. Science et technologie s’allient aujourd’hui pour créer des pilules alimentaires, petits comprimés qui contiendraient l’intégralité des vitamines, minéraux et éléments essentiels présents dans l’alimentation naturelle. L’idée est presque surréaliste, fictionnelle, mais la réalité s’en empare.
Quels bienfaits ?
La pilule alimentaire pourrait faciliter le quotidien de bon nombre de personnes. Capable de soulager les problèmes de malnutrition et dénutrition, premières causes de mortalité chez les séniors, elle serait également grandement bénéfique pour les militaires et astronautes, souvent contraints à opérer dans des environnements défavorables à une pratique alimentaire classique. De plus, elle permettrait aux personnes handicapées ou en perte d’autonomie de se nourrir par elles-mêmes.
Mais si la pilule alimentaire devait un jour être démocratisée et banalisée, serions-nous réellement enclins à l’avaler quotidiennement pour “rentabiliser” notre temps? Accepterions-nous l’idée d’une alimentation synthétiquement équilibrée ?
Le partage, valeur culturelle fondamentale
Selon l’historien de la gastronomie Pierre Leclercq, croire en un avenir où les hommes ne se nourriraient que de pilules serait méconnaître l’histoire de l’alimentation. Manger est un acte de partage et un vecteur de renforcement des communautés. De nombreux préhistoriens et paléoanthropologues considèrent que l’humanité est née autour du feu, du partage de la nourriture. Dans l’antiquité grecque, les banquets étaient organisés pour se rassembler autour d’une table, partager des valeurs et une culture commune. Un repas pris tout seul n’était pas considéré comme un repas en tant que tel, puisqu’il était dépourvu de cette dimension sociale et culturelle. « Si, un jour, une société veut remplacer l’alimentation par une simple prise de pilule et supprime toute convivialité autour de la table, je crois que l’on pourrait parler de régime totalitaire, qui chercherait à annihiler toute possibilité de partage de valeurs », explique l’historien.
Pour Rachel Silski, psychologue spécialisée en gestion des troubles alimentaires, manger reste une démarche affective : « Depuis les débuts de notre civilisation, se nourrir est avant tout un acte de partage. C’est pour ça que manger seul est difficile ». La société de la vitesse, où l’on dévore son sandwich en trois bouchées sur un coin de bureau, nuit donc à ces fondamentaux.
L’expérience de Laura, jeune femme de 22 ans, fait écho à ces propos. Très préoccupée par son physique, elle fait du sport, mange « healthy », suit les fit girls d’Instagram, culpabilise à chaque écart alimentaire et est toujours à l’affût des petites astuces minceur. Sur papier, elle serait la cliente idéale pour la pilule nutritive. Et pourtant… « Même si je fais attention, je crois qu’une pilule me frustrerait énormément », confie-elle. « Aucune saveur, aucun partage, aucune variété, aucun temps pris pour manger…Le tout ensemble, ça me paraît intenable ».
La pilule alimentaire, explique quant à elle Rachel Silski, perturberait également les bases de l’alimentation humaine. En effet, comment pourrait-elle générer un sentiment de satiété qui ne serait pas frustrant ? « Manger est un plaisir : chez l’humain, c’est un acte pulsionnel, capital pour lui ». Il paraît dès lors difficile de se contenter d’une petite pilule, sans compter le travail ancestral du tube digestif, de l’estomac et des dents, qui serait relégué aux oubliettes.
Cette fameuse pilule nutritive pourrait-elle au moins aider à contrôler les troubles alimentaires ? « Pas vraiment », poursuit la psychologue, « La pilule annihilerait tout rapport à la nourriture, ce qui est exactement ce que les personnes anorexiques recherchent, par exemple. Mais ce serait simplement éviter le problème, les causes profondes du mal-être physique. À terme, ça pourrait même aggraver les choses ».
Une alimentation en évolution depuis la préhistoire
La quête du gain de temps en matière de consommation alimentaire ne date pas d’hier. Il y a deux millions d’années, avant de maîtriser le feu et la cuisson, nos ancêtres passaient huit heures par jour à mâcher des aliments crus. Plus tard, les progrès technologiques, connaissances agronomiques et apparitions des appareils électroménagers ont permis aux hommes de gagner du temps et s’adonner à de nouvelles activités. Nos rapports à l’alimentation semblent avoir évolué simultanément à l’accélération de nos vies quotidiennes. Là où les overboards nous permettent de nous déplacer plus vite, pendant que nos outils et gadgets technologiques rentabilisent notre temps de travail, les plats préparés nous donnent pour leur part la possibilité d’épargner de nombreuses heures en cuisine.
« Nous avons tout automatisé, tout commercialisé. Il n’y a plus qu’à tendre le bras pour avoir accès à de la nourriture. Une partie de la société se demande aujourd’hui s’il ne faudrait pas faire un pas en arrière, reprendre le temps pour une alimentation davantage respectueuse de l’hygiène diététique. Or, la pilule alimentaire représenterait au contraire une continuation de la logique de gain de temps nutritionnel », précise Pierre Leclercq.
L’évolution de nos pratiques alimentaires ne semble pas seulement avoir un effet sur la société. Elle a également une répercussion importante sur notre physiologie. La cuisson des aliments a favorisé leur digestion et a généré un gain d’énergie considérable pour le corps. Certains paléontologues affirment que c’est ce phénomène qui a permis l’agrandissement du cerveau humain. Notre système masticatoire et notre dentition ont de leur côté également évolué. Dès lors, quels changements corporels verrions-nous apparaître avec l’alimentation par pilule ? Que deviendraient nos systèmes digestifs et nos dents ? Quel serait l’apport nutritionnel véritable d’une telle pilule ? Equivaudrait-elle vraiment, à long terme, nos repas d’aujourd’hui ?
Curiosité et méfiance
Pour bon nombre de personnes interrogées au sujet d’une éventuelle mise sur le marché de la pilule nutritive, les mêmes arguments se répètent. La dimension sociale de partage du repas est revendiquée, ainsi que le plaisir du goût. La pilule est jugée frustrante et privative, parce que nous restons fondamentalement attachés à l’acte de manger. Son aspect pratique et ergonomique séduit toutefois.
Force est de constater que l’efficacité de la pilule alimentaire effraie tout de même les consommateurs potentiels. Quel serait son apport nutritionnel ? Que deviendrait la motricité de la bouche et de la mâchoire ? Quel impact aurait une consommation exclusive de pilules sur le système digestif ? Autant de questions qu’on nous pose, d’autant que personne ne semble vraiment savoir ce que contiendrait cette pilule, ni quel serait son prix.
Pour Nicolas Paquot, professeur de nutrition à l’Université de Liège, nous sommes encore loin de la mise au point de la pilule nutritive. Pour fonctionner correctement, le corps humain a besoin d’un apport calorique, qui donne de l’énergie au métabolisme, et de micronutriments essentiels. Ces derniers englobent par exemple les vitamines, les oligo-éléments, les acides aminés, minéraux et autres termes scientifiques désignant tout ce dont nous avons besoin pour vivre. Tout cela, c’est actuellement notre alimentation traditionnelle qui nous le procure. Si ces micronutriments pourraient en théorie tenir en quantité suffisante dans une petite pilule, explique Nicolas Paquot, c’est beaucoup moins le cas des protéines, glucides et lipides, pourtant nécessaires à notre survie.
Quant à l’impact d’une prise exclusive de pilule sur notre système digestif et notre dentition, il reste difficile à imaginer de manière concrète. Il est cependant certain que si nous devions un jour nous nourrir exclusivement de cachets, l’appareil digestif serait profondément modifié et les dents, privées de leur utilité initiale, seraient amenées à disparaître.
La science face aux secrets de la nature
Si, dès les années 1950, on imaginait déjà les hommes du futur manger des pilules, les projets de mise sur le marché du comprimé nutritif sont loin d’être aboutis. La science n’a pas encore réussi à percer tous les secrets des composés bénéfiques présents dans les aliments, en particulier ceux des fruits et légumes. Certains composés végétaux qui ne seraient ni des vitamines, ni des minéraux et qui présentent de grands bénéfices pour la santé cardiovasculaire ont été trouvés dans des aliments tels que la tomate, le chocolat noir, le thé, les olives ou encore le saule blanc. Leur reproduction synthétique reste à ce jour impossible à réaliser, ce qui signifie que les pilules alimentaires produites seraient dépourvues de leurs vertus.
Cependant, imaginons l’arrivée de cette pilule nutritive d’ici 2030. Une gélule et un verre d’eau plus loin, aurions-nous résolu les problèmes alimentaires mondiaux avec succès ? Que resterait-il des enjeux de la famine d’aujourd’hui ?
Économie et volontés politiques
Actuellement, une personne sur neuf souffre de la faim dans le monde. 17 millions de Yéménites vivent la famine dans la poussière de leur pays en guerre et bon nombre de Vénézuéliens n’ont plus de graisse sur laquelle serrer leur ceinture, sans parler de la catastrophe alimentaire dans laquelle l’Afrique subsaharienne est plongée depuis des décennies. La pilule nutritive pourrait-t-elle combler toutes ces carences ? « Il ne faut pas être trop optimiste. Aujourd’hui, nous avons déjà de quoi arrêter la faim dans le monde. Nous jetons près de la moitié de ce que l’on produit. L’avancée technologique, ce n’est pas tout ; il y a aussi une volonté politique derrière tout ça. De plus, régler les problèmes de la faim, c’est faire en sorte que les victimes acquièrent une autonomie dans leur système alimentaire. Les pompiers peuvent éteindre un incendie, mais lorsqu’ils partent, tout reste quand même encore à reconstruire », répond Pierre Leclercq.
De plus, chaque produit commercialisé nécessite du marketing. Cela implique de la compétition économique et, en conséquence, des inégalités. Selon l’historien, si la pilule venait un jour à apparaître sur le marché, son objectif serait d’être démocratisée. Peut-être l’alimentation synthétique sera-t-elle un jour plus économique que l’alimentation naturelle qui, elle, deviendra de moins en moins accessible aux plus pauvres. Dès lors, la pilule alimentaire participerait à creuser l’écart toujours plus grand entre classes sociales. Mais le futur de l’alimentation reste pour l’instant fictionnel, quelque part entre la pilule alimentaire et les insectes.