Rafales de vent, orteils gelés par le froid… la météo aurait pu en dissuader plus d’un. Mais la dizaine de participants regroupés près de la place Flagey se tient prête à suivre les deux guides du jour. Caroline Vercruysse, co-fondatrice de l’ASBL Fais le trottoir marche en tête, cahier à anneaux serré contre elle, comme un bouclier contre les conditions climatiques. Thyl, graffeur et assistant pour la visite, la suit de près.
Aujourd’hui le programme est chargé : nous allons découvrir, dans le quartier Flagey, les graffitis du collectif Créons, célèbre dans le milieu et qui cultive depuis toujours son anonymat. Le but de ces tours organisés est de donner à tous les grilles de lecture utiles pour appréhender au mieux l’art urbain.
Tag, graff’, fresque : un flou artistique
« Street art », « Grafitti », des termes fourre-tout, utilisés pour désigner tout et n’importe quoi dans la catégorie des dessins de rue. Il faut avouer qu’il y a de quoi s’y perdre entre les différentes techniques et les différents genres d’expression graphique urbaine.
Quelle différence alors entre le graffiti, le tag et la fresque ? Le tag constitue l’élément de base du graffiti. Il permet d’abord au graffeur de signer son œuvre. Il se présente sous la forme d’un simple dessin du nom de l’artiste. Le geste est simple mais généralement travaillé. Un peu comme un logo. Si le tag permet de délimiter son territoire, il a également l’avantage d’être réalisé très rapidement à l’aérosol ou au marqueur, en quelques secondes. Une solution idéale pour le graffeur qui souhaite afficher son style et prendre la fuite aussitôt.
Le graffiti, lui, désigne des œuvres plus abouties, plus sophistiquées et réalisées en plusieurs couleurs. La forme des lettres est plus ciselée, plus travaillée. On y perçoit l’univers de l’artiste, sa patte, ses traits personnels.
Mais entre le tag et le graff’, il existe une forme intermédiaire : le « throw-up » (littéralement, «vomis » en anglais) ou « flop ». Il s’agit de grands dessins de lettres, et non de signatures, pourvus d’un volume et de contours mais qui sont exécutés rapidement et souvent sans soin particulier. Il n’y a par exemple pas d’effort de couleur. Ce genre sert à promouvoir le nom de l’artiste et à rendre son talent typographique identifiable, même de loin.
Les trois premiers genres cités peuvent donc être regroupés, mais avec des nuances dans la forme de l’expression artistique. Pour la fresque, ce qui la différencie du genre précédent, c’est l’intention. Si la forme peut être semblable aux graffitis, le cadre dans lequel l’œuvre est réalisée est totalement différent. La fresque constitue généralement une oeuvre qui est commandée par un client. Le thème et l’espace sont donc préalablement déterminés. Ce qui change totalement la donne pour les graffeurs qui exercent le plus souvent dans l’illégalité.
Fermer les yeux ou sanctionner ?
L’échevine de la Propreté publique et de la Culture de la ville de Bruxelles, Karine Lalieux, a une approche plutôt particulière concernant le « street-art ». Depuis son entrée en fonction au poste de la Culture, elle a développé plusieurs projets visant à laisser les graffeurs recouvrir les murs de la ville en toute légalité. En 2013, l’échevine a exprimé sa volonté de sortir l’art des « institutions » et de promouvoir les artistes bruxellois. Elle a donc fait appel aux artistes Atlas, Aérosol et HMI afin de réaliser trois fresques dans le centre-ville. En juillet 2015, elle a développé un projet en collaboration avec le festival Kosmopolite Art Tour (festival international de street art) pour recouvrir les abords du Canal de Bruxelles. Cette année, elle met en place une autre stratégie de promotion de l’art urbain en proposant aux propriétaires, situés sur le territoire de la Ville de Bruxelles, d’accueillir une fresque sur leur façade.
Mais Karine Lalieux porte une double casquette. C’est également l’échevine de la Propreté publique de la ville de Bruxelles. Rien de paradoxal aux yeux de son cabinet qui distingue parfaitement commande de fresque murale et tags illégaux. En 2013, une « cellule tag » s’est créée pour partir à la chasse aux graffitis dans la ville de Bruxelles. Cette cellule est composée de quatre ouvriers qui sillonnent les rues dans le but de recouvrir les tags qui salissent le paysage urbain.
Il faut savoir qu’aux yeux de la loi, les graff’s sont considérés comme des comportements inciviques, au même titre que le dépôt clandestin, le jets de mégots, les crachats… Depuis 2005, les graffeurs peuvent être réprimandés, soit par des amendes administratives qui varient entre 150 € et 350 € maximum, soit par des heures de travaux d’intérêt général. Dans certaines situations extrêmes qui restent très rares, dessiner des graffitis de manière illégale peut entraîner une peine de six mois de prison ferme.
L’illégalité, essence du mouvement
« Taguer c’est illégal, mais de toutes façons, les tagueurs veulent que cela le reste. Ils ne voudraient pas qu’on leur propose à tous de venir peindre sur des murs. Il n’y a plus d’adrénaline à ce moment-là et ça fait partie du mouvement aussi » explique Caroline Vercruysse.
Quant aux murs d’expression, c’est une idée intéressante pour les jeunes qui débutent ou pour les amateurs, mais Thyl clarifie : « Ce n’est pas le but… et puis ce mur est recouvert deux heures plus tard. Où est l’intérêt ? Il n’y a plus ton nom qui reste ».
Même s’il y a une volonté de légalité du côté des pouvoirs publics, le mouvement est né dans l’illégalité. Certains graffeurs ne semblent pas vouloir se séparer de cette adrénaline qui les fait vibrer à chaque coup de bombe, à chaque trait, à chaque nouvelle escalade de bâtiment. Ces artistes sont animés par l’envie de laisser une trace dans la rue.
Petite histoire du graff’
Né sur la côte Est des États-Unis dans les années soixante, c’est tout d’abord sous forme de signature murale que le graffiti a vu le jour. Ce qu’on appelle “blaze”, pour le nom ou pseudonyme de l’artiste. Ces signatures urbaines se sont rapidement révélées être un jeu. C’était à celui qui en mettrait le plus, dans les endroits les plus fous. Rapidement, les trains et les métros seront recouverts de signatures. À cette époque, le but du graffiti était véritablement de rendre son auteur célèbre, de le faire connaître et reconnaître par ses pairs, et ce par n’importe quel moyen.
Les lettrages sont ainsi devenus de plus en plus imposants, de plus en plus voyants. À présent, il ne s’agit plus seulement d’être prolifique et de prendre des risques, mais bien de produire des oeuvres esthétiques et accrocheuses.
Plus tard, deux photographes se sont intéressés au mouvement : Henry Chalfant et Martha Cooper. Chacun de leur côté, ils prenaient en fait des clichés de métro taggés, jusqu’au jour de leur rencontre où ils décidèrent de mettre leurs photos en commun et de faire un livre qui est devenu une des Bibles du graffiti pour les européens, “Subway Art”.
En 1980, le “mouvement graffiti” arrive en Europe grâce aux voyageurs, porteurs de ce fameux Livre Saint des graffeurs. Une quinzaine d’années plus tard, Internet accélère le processus d’expansion du graffiti et du street art. Jusqu’à en faire aujourd’hui l’objet d’un intérêt touristique et de visites guidées dédiées.