Cela fait une semaine que la guerre est déclarée entre Nordpresse, site humoristique, et le groupe Sudpresse. Par médias interposés, via les réseaux sociaux et maintenant même devant la justice puisque des plaintes ont été déposées. Tout part d’une Une de Sudpresse titrant “Invasion de migrants : la côte belge menacée”, ainsi que d’un article affirmant que le père d’un des auteurs de la tuerie du Bataclan tenait un commerce à Liège, tout en donnant des informations permettant de l’identifier.
Jugeant l’information inutile, scandaleuse et incitant à la haine, Nordpresse réagit. Le fondateur du site satirique, connu sous le pseudonyme de Vincent Flibustier, décide de publier l’adresse (véritable) du journaliste qui a révélé l’information. Titre de l’article de Nordpresse : « Le journaliste qui a écrit ce torchon habite Amay ». Le média satirique n’en reste pas là puisqu’il porte plainte contre Sudpresse auprès du CDJ et des tribunaux, pour incitation à la haine. On décortique cette affaire, en quatre questions, avec un spécialiste, Benoît Grevisse, directeur de l’École de journalisme de Louvain et professeur de déontologie journalistique à l’UCL. Interview.
Le responsable de Nordpresse porte plainte au pénal contre Sudpresse, en plus de sa plainte déposée au Conseil de déontologie journalistique (CDJ). Ce faisant, est-ce qu’il décrédibilise le CDJ ?
Pas du tout. Il faut comprendre que le CDJ est une instance d’autorégulation. Cela ne remplace pas les cours et les tribunaux, les deux systèmes sont complémentaires. L’autorégulation, donc le CDJ ne fonctionne justement pas avec des sanctions de type financier ou autre (retrait de carte de presse). Ce qu’impose le Conseil de déontologie, c’est la publicité des décisions. Donc si un média se retrouve mis en cause par le CDJ, il doit le faire savoir aux lecteurs.
Cette plainte déposée par Nordpresse permet de rappeler cette complémentarité des deux systèmes de régulation. Il peut y avoir un avis du Conseil de Déontologie – qui a 99% de chances d’être négatif quant à la pratique de Sudpresse car les faits vont à l’encontre des règles du CDJ – mais il n’y aura pas forcément de sanction en tant que telle. Il est donc logique que l’on puisse porter plainte, que l’on puisse agir en justice et que là, il y ait éventuellement une sanction.
Par contre, ce qui est intéressant dans le débat, aujourd’hui, c’est que certains portent plainte de manière manifestement coordonnée. La liberté d’expression n’appartient pas qu’à Sudpresse. C’est l’affaire de tous et chacun a le droit d’y prendre part.
L’Association des journalistes professionnels (AJP) a également demandé au ministre Marcourt (en charge des médias) d’examiner les conditions d’octroi de subsides à Sudpresse. Ca va si loin que ça ?
Oui bien sûr, parce que l’autorégulation ne fonctionne que sur la bonne volonté du monde journalistique.
On connaît la double nature de l’entreprise de presse : d’un coté l’emprise économique du métier, et de l’autre les responsabilités du journaliste vis à vis du public. On ne fait pas de procès à la presse de vouloir faire du profit. Mais il y a, à côté de ça, une obligation politique, un exercice de la liberté d’expression pour le public. C’est donc cette part politique, culturelle qui n’est pas assumée dans un moment de mutation où il est difficile pour la presse de s’en sortir.
Bernard Marchant, le patron du groupe Rossel, estime que Sudpresse n’est pas sorti de son rôle, de son type de paroles habituelles. Cela montre clairement le choix fait en faveur de la rentabilité et donc du pôle économique. Cette manière de faire de la rentabilité par un ton populiste, c’est rentable, mais c’est aussi s’asseoir sur les critères de qualité. Bien sûr, on peut également faire de la qualité populaire, ce n’est pas la question. L’interrogation réside dans le fait qu’il faudrait continuer à donner des aides publiques à des médias qui se fichent de la déontologie et qui ne choisissent que l’aspect rentable ?
A de nombreuses reprises, Sudpresse a été condamné. C’est d’ailleurs ce groupe qui est sujet au plus grand nombre de plaintes au Conseil de déontologie journalistique.
Sudpresse déclare pourtant que ses journalistes écrivent ce que veut lire le public…
C’est la vieille défense de toute la presse à sensation. Et si la presse nous demande de lyncher quelqu’un, on le fait ? Est-ce-qu’ on s’assied sur la régulation sous prétexte que le public le demande ?
Et le public, c’est quoi ? Le public de Sudpresse caressé dans le sens du poil, à qui l’on a flatté ses plus bas instincts ? Ça n’est pas un argument qui tient politiquement, le public n’est pas responsable une seule seconde des choix de Sudpresse. Donc, et c’est le principe de subsidiarité, si un média décide de ne pas respecter la déontologie et sa responsabilité sociale au nom de “ce que demande le public”, l’hétérorégulation (les cours et tribunaux) doit alors s’en occuper. Ce qui risque d’arriver d’ailleurs.
Les journalistes doivent chercher la vérité, c’est l’un de leurs principaux devoirs. Or, Nordpresse utilise le mensonge pour, selon-eux, dénoncer certains travers des médias. Qu’en est-il de la déontologie journalistique pour un tel site ?
Nordpresse relève de la satire. Il y a très clairement, en droit et en déontologie, un droit à la satire. C’est la même chose avec le dessin de presse qui fait aussi des exagérations, qui joue avec le devoir de vérité. Nordpresse le fait sciemment et clairement. Le site raconte des désinformations, qui sont donc fausses, mais qui le sont manifestement. Je pense que cela ne pose aucun problème à partir du moment où le lecteur est capable de faire la différence, tant qu’on ne le trompe pas dans le contrat de lecture.
Il y a, par contre, un problème de vérité quand on fait ce qu’on appelle de la propagande inavouée, c’est-à-dire lorsqu’on travestit la vérité sans le dire. Tandis que lorsqu’on utilise l’humour, et même si l’on modifie la vérité, tout réside dans le partage, le clin d’œil entre le lecteur et le titre. Cela fait partie intégrante de la liberté d’expression des opinions.
Propos recueillis par Emilie Eickhoff