Dans le cadre de la conférence Speak Up ! La liberté d’expression et les médias dans les Balkans de l’ouest et en Turquie, le BBB a rencontré le journaliste turc Yavuz Baydar. Il a travaillé pour la BBC ainsi que pour des médias turcs tels que Milliyet, Today’s Zaman ou encore Bugün. Il a récemment participé à la création de P24 (Plateforme for Independant Journalism). L’occasion de revenir sur la situation médiatique turque avec celui qui a été l’un des premiers ombudsman du pays.
Pourquoi avoir créé la plateforme P24 ?
Punto 24 a été créé il y a presque deux ans à Istanbul, après les protestions du Parc Gezi. Nous étions plusieurs journalistes à avoir été licenciés. Nous avons décidé de supporter le journalisme indépendant en formant des jeunes professionnels. Nous avons créé des ateliers pour des étudiants en journalisme. Nous faisons aujourd’hui de la veille médiatique et publions des rapports réguliers sur les thèmes de la censure, de l’autocensure…
Quelle est la relation entre P24 et le gouvernement ?
Punto 24 est une ONG, ce qui veut dire qu’elle est indépendante. Nous n’avons pas de relation avec le gouvernement.
Le gouvernement vous laisse tranquille alors…
Oui, jusqu’à présent. La Turquie est en négociations avec l’UE et les organismes créés par la société civile ont leur importance dans cette atmosphère. Nous travaillons donc assez librement. Mais maintenant (NDLR : suite aux actions menées par le gouvernement d’Erdogan à l’encontre des médias d’opposition), ça va devenir plus difficile.
Vous avez dû quitter votre travail à trois reprises, pourquoi ?
À cause de l’autocensure. La première fois, il y a dix ans, j’ai été licencié. Je travaillais en tant que médiateur (ombudsman) pour un journal et j’ai critiqué une histoire « fabriquée » qui avait été publiée par ce journal. Le propriétaire m’a viré. La deuxième fois, c’était après les protestations de Gezi. J’ai été très critique envers la couverture médiatique qu’en faisait le journal pour lequel je travaillais. Mes colonnes ont été censurées, j’ai été censuré, puis viré. La troisième fois, il y a une semaine, j’ai démissionné à cause du raid de la police dans plusieurs rédactions : Bugün et Kanaltürc. Ils ont fermé ma rédaction (NDLR : Bugün) et mes colonnes ont été suspendues.
Légende de la vidéo : tensions dans la rédaction du Bugün daily avant sa fermeture.
Pouvez-vous commenter ce qui s’est passé dans la rédaction de Bugün ?
C’est un journal indépendant, plutôt au centre, d’esprit libéral et critique. Le propriétaire est lié au mouvement Gülen (NDLR : un mouvement socio-religieux) mais l’indépendance éditoriale est intacte… ou était intacte. Nous étions un groupe de journalistes aux opinions diverses. Il y avait des libéraux, des gens de gauche, etc. Aujourd’hui, ce journal n’existe plus.
Vous avez été qualifié de « First news ombudsman » en Turquie. Qu’est-ce que cela signifie ?
Il y avait une volonté d’autocritique à propos de thèmes éthiques. C’est en 1999 que le journal Milliyet a décidé d’avoir le premier ombudsman de Turquie. J’y ai travaillé pendant cinq ou six ans. Je traitais de façon très critique le contenu des sujets abordés par le journal, ce sur base d’un code de conduite et d’éthique. C’était important de montrer l’exemple. Aujourd’hui, il y a trois ombudsmans de plus en Turquie. Ils ne sont pas très efficaces parce que peu influents, mais au moins ils existent…
Dans votre discours lors de la conférence, vous avez mentionné que trois quarts des journalistes mis en prison en Turquie sont d’origine kurde…
Dix-huit journalistes sur vingt-quatre sont en effet kurdes. Ils ont écrit des articles partisans de la cause kurde. Certains écrivent pour des agences, d’autres pour des journaux et des hebdos. Certains sont affiliés au mouvement Gülen, d’autres encore travaillent pour Google News,…
Vous avez aussi déclaré que seuls six ou sept médias sont indépendants. Les autres étant contrôlés par l’État. Comment parviennent-ils à travailler ?
Dans des conditions très difficiles. Et c’est de plus en plus dur. Il reste quelques médias qui travaillent de manière indépendante en Turquie dont Zaman, Dogan, Taraf, etc. Mais ils sont de moins en moins viables économiquement. Les conditions de travail des journalistes sont dures en Turquie. Depuis longtemps, il y a beaucoup de problèmes. Les gens sont mis en prison, détenus et poussés à l’autocensure.
Vous avez parlé de médias génétiquement modifiés. Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
Les gouvernements utilisent les patrons de presse pour contrôler l’indépendance éditoriale et le contenu des médias, ce tous les jours. Ça veut dire qu’il n’y a pas de réelle indépendance journalistique. Ces médias semblent libres, mais ils font partie, directement ou indirectement, du pouvoir. C’est pourquoi je les appelle les médias génétiquement modifiés. Ce concept se retrouve partout. En Turquie, en Macédoine, en Géorgie, en Azerbaïdjan, etc. Ces médias travaillent comme des compagnies qui servent le gouvernement et les intérêts de l’État.