La veille de notre passage, une bagarre à la machette et au couteau a éclaté près du centre sportif de Ganshoren. C’est là que certains jeunes ont l’habitude de traîner, un des lieux “chauds” de la commune. Un endroit où les tensions peuvent parfois monter. Vols, agressions mineures, embrouilles avec une odeur de joint qui flotte dans l’air. C’est ce qui arrive parfois dans cet endroit du bas de la commune.
A première vue, les lieux ne nous renvoient pas ces clichés de petite délinquance. Entouré de verdure, le centre sportif se situe rue Vanderveken, à deux pas des logements sociaux, à côté d’une imposante tour rouge pétant. En face, sept petites maisons dont les couleurs alternent. L’une aux briques rouges, la suivante peinte en blanc et la dernière en briques jaunâtres. Inversez le schéma et vous aurez la couleur des quatre autres. A deux pas du hall, se situe le terrain de foot de Ganshoren. Dans l’entrée, il règne un calme plat. Quelques sportifs sont présents, prêts à s’entraîner. Une odeur de propre règne avant l’entraînement. Nous ne voyons pas de jeunes. A cette heure-ci, ils sont à l’école, assis sur une chaise à écouter leur professeur, à chahuter au fond de la classe, ou simplement à rêvasser après une nuit trop courte. Ce topo, c’est Youness et Yassin qui le dressent.
Stan Smith, jeans et pull noir à capuche, Youness a 37 ans. Il arbore une barbe noire qu’il laisse coiffer son bon mètre 90 ; c’est une personne qui impressionne. De 5 ans (et 10 bons centimètres) son cadet, Yassin a la barbe plus courte, bien taillée. Tout comme son collègue, il peigne ses cheveux sur le côté. Une légère odeur de parfum le suit partout où il va. Ces deux partenaires ne font pas leur âge et s’habillent comme les jeunes qu’ils fréquentent. Ils sont éducateurs de rue et côtoient la jeunesse, surtout, mais aussi, leurs parents.
“Je n’ai pas fait d’études parce que je n’avais pas de ‘guide’. Je ne savais pas quoi faire, ni où aller.” (Yassin)
Impossible de devenir éducateur sans être incarné par l’objectif qu’ils portent. C’est au tout début de notre rencontre, lorsque nous marchons vers le bas de Ganshoren que Yassin nous raconte comment il en est arrivé là. Avant d’être éducateur, il était commerçant. Il gagnait très bien sa vie, certainement plusieurs fois le salaire qu’il touche aujourd’hui. Du jour au lendemain, il décide de tout arrêter. Il remet son commerce. Mais pourquoi ce changement soudain? “Je me suis toujours considéré comme étant celui qui avait raté par rapport à mes frères et sœurs. J’ai fait des conneries et eux ont tous réussi à l’université. Moi, j’ai arrêté après mes secondaires. Je n’ai pas fait d’études parce que je n’avais pas de ‘guide’. Je ne savais pas quoi faire, ni où aller.” C’est quand son petit frère est arrivé, qu’il a décidé de donner un sens différent à sa vie. Il voulait être un exemple pour lui… Mais aussi pour plein d’autres jeunes. Ces jeunes qui venaient dans son magasin pendant leurs pauses de midi, etc. Il ne voulait pas les laisser sans repère, comme ça a été le cas pour lui. C’est comme ça qu’il est arrivé où il est aujourd’hui.
C’est avec un grain d’émotion dans la voix qu’il nous parle de son père, décédé il y a quelques années. Encore aujourd’hui, il guide ses actes depuis “là-haut”. “Mon père a toujours voulu que je fasse ce métier, il m’a dit de continuer à aider les gens… Je donnerais n’importe quoi pour le revoir”. Dans sa vie d’éducateur, il n’hésite pas à parler de son vécu pour aider les jeunes à trouver une issue à leurs problèmes. Il leur apprend à relativiser les soucis qu’ils ont avec leurs parents, car “ils ont la chance d’avoir leur père et leur mère, de pouvoir leur montrer qui ils sont. Alors, je leur dis de le faire”.
Et pourtant, les débuts n’ont pas été faciles pour lui. Quand Yassin a rejoint Youness, il a dû se faire sa place auprès des jeunes. Ce dernier était connu depuis plus de 10 ans. Avant même d’être éducateur de rue, il travaillait à la maison des jeunes. De ce fait, il était connu et respecté de tous. Ce n’était pas le cas de Yassin. Un samedi soir, à une fête de quartier, une quinzaine de jeunes débarquent. Les battes de baseball et les flingues sont de sortie. Ils veulent voir si le petit nouveau a les épaules. Suite à quoi il craque : “J’en peux plus. Ma mère, ma sœur, mon frère ont été menacés de mort ! J’ai dit stop, je n’en suis pas capable ! Alors, il m’a dit que si je baissais les bras maintenant, c’était fini… Il m’a demandé si je voulais aider les jeunes, si c’était ça mon but. Ce gars m’a juré que si je revenais lundi, j’avais tout gagné et j’allais réussir !”
“Ce n’était pas facile, j’en ai pleuré, je ne voulais plus. C’est quoi ce boulot de merde ?” – Yassin
Vivre dans la peur ? Tout arrêter ? Non, ce n’est pas ce que Yassin voulait. C’est pourquoi, il était à son poste le lundi suivant l’incident. Ce jour-là, il n’en a pas cru ses yeux. Tous les jeunes sont venus vers lui pour s’excuser. “On est désolé Yassin pour ce qu’il s’est passé samedi soir.’ J’ai halluciné devant ce délire. En fait, ils ont testé de voir si j’étais capable de rester, si j’avais les couilles ! Mais ce n’était pas facile, j’en ai pleuré, je voulais plus. C’est quoi ce boulot de merde ?”
Une frontière entre riches et plus démunis
En marchant aux côtés des deux éducateurs, nous passons du haut au bas de la ville. Nous nous rendons compte qu’il y a de moins en moins de magasins, de plus en plus de maisons assez cossues. Façades blanches ou brunes, nous nous trouvons dans un quartier d’habitations comme il en existe des centaines à Bruxelles. Celui-ci a une particularité. Lorsque vous arrivez au bout de la rue des Quatre-Vingt Hêtres, vous avez face à vous ce que Yassin et Youness appellent “la frontière”. Si vous regardez derrière-vous, vous voyez des maisons quatre façades et, en face de vous, les tours des logements sociaux. “La commune a mis des espèces de gros pots de fleurs à côté des logements sociaux. Ils bloquent la rue. C’est impossible de passer en voiture sans faire tout un tour. Au lieu de prendre deux secondes, tu mets cinq minutes à faire le tour. C’est hyper flagrant, ils veulent séparer les logements sociaux du quartier plus bourgeois où ils veulent garder leur tranquillité. C’est une vraie frontière”.
“Les familles, ici, ont peu d’argent et beaucoup de soucis” (Youness)
Nous passons donc la frontière et avançons vers les logements sociaux. Ces hautes tours sans forme où s’entassent des dizaines de familles. Les deux hommes racontent que les problèmes se passent majoritairement là où sont les logements sociaux. Il faut le reconnaître, nous dit Youness, c’est là qu’il y a le plus de problèmes. “Les familles, ici, ont peu d’argent et beaucoup de soucis. 90% des problèmes sont dus aux logements sociaux. Mais ici, la particularité, c’est que les problèmes de violence ou de deal, ce ne sont pas des jeunes qui habitent dans les logements sociaux.
En effet, une semaine après notre premier passage, nous sommes retournés à Ganshoren, continuer notre découverte de la commune. Nous apprenons que la bagarre qui avait eu lieu avant notre passage n’avait pas été causée par des jeunes du quartier mais par des jeunes venus d’autres communes de Bruxelles, parce qu’un petit caïd l’ouvrait trop à leur goût.
L’air un peu désolé, Dries nous explique les détails. Dries, c’est un des nombreux jeunes que Youness a vu passer depuis qu’il est là. Aujourd’hui, il revient sur le terrain qu’il a foulé lorsqu’il avait quatorze ans, qu’il ne savait pas quoi faire pour s’occuper. “Ce ne sont pas des jeunes de 20 ans qui causent les problèmes, mais plutôt des ados de quatorze ans qui se voient déjà comme des adultes. Ils ne connaissent pas le respect de l’autre, mais parfois ils se font recadrer par les grands du quartier“.
Cinq tours et un terrain
Les logements sociaux, ce sont cinq tours portant chacune le nom d’un des cinq éléments, chacune ayant sa couleur distinctive, avec un terrain de foot pour foyer central. L’emplacement n’est pas le meilleur. En tout cas, pour les gens vivant dans les tours, dépourvues de l’isolation acoustique que vous pourriez espérer. Le terrain est entouré de grandes barrières, surveillé par des caméras, fermé cinq jours sur sept. Il est en synthétique, presque neuf et foulé maximum deux jours par semaine. Sans Youness et Yassin, il serait peut-être encore moins utilisé.
Normalement, le travail d’un éducateur de rue c’est rencontrer un groupe de jeunes, parler avec eux, comprendre leurs problèmes et dispatcher : maison de jeunes, ASBL, médiation… Le problème à Ganshoren, c’est qu’il n’y a rien, aucune infrastructure ! Les deux comparses se sont retrouvés dans l’obligation morale d’aider les jeunes. A travers le sport, ils arrivent à travailler avec eux ; sinon, il n’y a rien. A défaut d’animateurs, les éducateurs se transforment donc en entraîneurs. Tous les mercredis, ils proposent un entraînement de deux heures à une trentaine de jeunes. Parfois aidés par Dries, une de leurs “réussites”.
Éduquer par le sport, une solution comme une autre
Dries a aujourd’hui 21 ans. Quand il était un jeune ado, il apprend, au milieu d’une conversation avec Youness, qu’il existe un projet “foot” dans son quartier. De retour au parc Sippelberg, où il a l’habitude de “traîner” avec ses amis, Dries ébruite le projet. Et c’est comme ça que tout a commencé.
Aujourd’hui, il arrive dix minutes avant la séance pour préparer le matériel : plots, ballons, goals. Les jeunes lui serrent la main pour lui dire bonjour, se taisent quand il parle, écoutent ses consignes. Habillé d’un training, de baskets de sport ainsi que d’un tee-shirt malgré la température qui tourne aux alentours de dix degrés, il est passé de joueur à entraineur. “Coach” comme l’appellent les joueurs. Une évolution dans le parcours de ce jeune homme, toujours entouré par Yassin et Youness. “Je me dis que j’ai fait un bon bout de chemin quand même. Parce que j’étais comme eux à attendre mon tour pour frapper dans le ballon et maintenant, c’est moi qui donne les instructions. Et puis, pour moi Youness et Yassin sont devenus comme des grands frères. Maintenant, on sort ensemble, on va au cinéma ensemble et… voilà quoi. C’est le plaisir.”
Yassin a lui aussi développé un projet qui lui tient à coeur : des entraînements de boxe qu’il donne deux fois par semaine. Mais sur le terrain de foot, c’est Youness qui porte le projet. Imperturbable, il pose un regard dur sur ce qu’il se passe sur le terrain. Il n’hésite pas à utiliser sa voix grave pour remettre un jeune à sa place, voire même lui dire de rentrer chez lui parce qu’il n’est pas “sur le terrain”. Il le reconnait, il est parfois dur avec eux. Mais c’est toujours dans un but éducatif. Yassin, à ses côtés, s’occupe de l’entraînement des gardiens. Ils sont trois à se partager les filets. À peine plus jeunes que Dries lorsqu’il a commencé le football, ils ne ménagent pas leurs efforts. Yassin ne retient pas ses tirs, il vise tantôt la lucarne, tantôt à ras du sol. Les encouragements fusent, les applaudissements aussi lorsque le tir est rattrapé in extremis par le jeune gardien.
Sur le bord du terrain, protégés de la bruine par les abris destinés aux réservistes, les parents, majoritairement des mamans, observent ce qui se passe. Dans leurs gros manteaux, la capuche sur la tête pour ne pas attraper froid, elles discutent tout en regardant leurs enfants s’entraîner. Elles nous confient que le travail des éducateurs est indispensable. Leur rôle est primordial dans une commune qui ne compte que trop peu d’infrastructures pour les jeunes. Si elles acceptent de laisser partir leurs enfants en excursion avec eux, c’est car elles leur accordent une confiance presque aveugle. En effet, elles regardent l’entraînement d’un air détaché, les unes sont avec un enfant plus petit, les autres seules. Pour elles, c’est un moment privilégié pour discuter de tout et de rien. Un moment privilégié aussi de voir leurs enfants s’épanouir dans un cadre serein.
« J’ai des enfants encore trop jeunes pour causer des problèmes dans la commune. Je les ai encore en main et je ne compte pas les lâcher, il faut anticiper, les éduquer et les occuper avant qu’ils ne dérivent et commencent à faire des conneries ! » (Yassin).
Et les jeunes dans tout ça ?
Ils sont une trentaine sur le terrain. Certains s’appliquent, d’autres préfèrent s’amuser. Ils sont cependant vite remis à leur place, soit par Youness, soit par Dries. Nous n’avons pas eu besoin d’aller vers eux, ils sont venus vers nous pour nous poser des questions sur le matériel que nous avions, sur ce qu’on faisait avec Yassin et Youness. Par rapport à ces derniers, “coachs”, “éducateurs” ou “grands frères” sont les mots qui ressortent le plus de la bouche des jeunes lorsque nous leur demandons ce que représentent ces deux hommes pour eux. Certains iront même plus loin, nous diront qu’ils sont comme leur oncle. Le foot ? Ils aiment “trop”. C’est un moment où ils peuvent s’amuser mais où ils s’entrainent aussi. Mais ce n’est pas tout. Ils font parfois des sorties avec leurs “coachs” du jour. Ils organisent aussi des tournois, des barbecues, des cinémas-débats. “Ils nous aident à trouver des choses à faire” explique un jeune, “parce qu’au début, il n’y avait rien je pense. Il y avait juste le terrain, et on jouait dehors. C’est grâce à eux qu’on peut jouer sur le terrain. Avant, personne ne pouvait rentrer à part le club.” Certains jeunes ne les connaissent qu’au foot, d’autres les voient aussi à l’école des devoirs, ou même à la maison lorsqu’un membre de la famille est en difficulté ou a besoin d’une oreille attentive.
Cependant, nous n’avons pas rencontré les jeunes qui posent problème, ceux avec qui Yassin et Youness n’arrivent pas à communiquer, ceux qui rejettent toute aide extérieure, ceux qui s’excluent et pensent que personne ne peut les aider. Au fond, les éducateurs espèrent que ceux-là viendront vers eux. Ils les connaissent de près ou de loin, essaient de les suivre à distance grâce à des connaissances communes. Ils savent que ce jeune, sur le bord du terrain vient de perdre son père récemment. Ce jeune qui refuse leur aide, mais qui les tolère. Il esquisse un simple bonjour de loin, un hochement de tête à peine perceptible. Yassin ne désespère pas, même si ce jeune ne leur parle pas directement, Yassin et Youness savent qu’ils l’aident grâce aux différents intermédiaires venant chercher des conseils. Peut-être qu’un jour, il acceptera la main qui lui est tendue…
La fin de l’entrainement a été sifflée. Il est temps pour nous de repartir. Mais avant, il nous reste un dernier aspect à aborder. L’avenir. Aujourd’hui, Yassin relativise. Le respect des jeunes, il l’a acquis au fil des années. Il sait que c’est un combat de tous les instants. Depuis qu’il a montré qu’il en voulait, c’est lui qui mène la danse. Une danse complexe où il faut savoir choisir le bon partenaire, se retirer au bon moment, faire attention à ne pas lui marcher sur les pieds…
Un manque de reconnaissance
Outre leur métier difficile, les deux hommes doivent mener un deuxième combat. Ils doivent se défendre auprès d’une hiérarchie trop bureaucrate, trop éloignée de la réalité de terrain. À la ceinture de Youness, pend une carte. C’est ce petit bout de plastique blanc qui montre à la population qu’il est bien éducateur de rue. Cette carte, elle, porte toujours le nom de l’ancien bourgmestre, elle n’a pas été actualisée. Pour Yassin, les choses sont légèrement différentes. Cela fait 2 ans qu’il demande à en avoir une et n’en voit toujours pas la couleur… 7 ans à travailler sans carte, à travailler sans preuve qui justifie ce que vous faites.
Autre marque d’un manque de compréhension de leur métier par leurs employeurs : pour pouvoir prendre leur pause déjeuner, les deux comparses doivent pointer. Une aberration selon eux… Parce que si quelqu’un vient leur parler, ils ne peuvent pas partir, dire qu’il est “l’heure d’aller pointer”. De ce fait, on leur reproche parfois des retards. Mais est-ce vraiment un retard s’ils commencent à travailler avant l’heure ?
Dernier point soulevé : le manque de personnel. A eux deux, ces éducateurs se sentent dépassés. Lorsque l’un est malade, l’autre est seul à arpenter les rues. Idem pour les vacances. Ils ne les prennent jamais en même temps, et jamais pendant les vacances scolaires “parce qu’il y a des jeunes. Si je pars, je sers à quoi en tant qu’éducateur de rue ?” Pas évident. Ils aimeraient aussi qu’une fille rentre dans leurs rangs. Notamment parce qu’il y a certains problèmes que seule une fille pourra traiter. Difficile en effet pour eux d’aborder des sujets comme les règles ou la grossesse.
“On se retrouve dans un travail où on demande plus de sécurité, plus de reconnaissance, et tout ça, il n’y a pas. Nos droits sont bafoués” résume Yassin. Pour toutes les personnes interrogées, leur métier de prévention est pourtant jugé indispensable.